Les effluves parfumés s’élevaient encore du bain chaud lorsque, s’appliquant à revêtir la robe azurée sur le corps de la demoiselle prisonnière, Dovna avait resserré le corset autour de sa taille gracile, sans un mot. Le banquet avait été annoncé mais aucune réjouissance n’avait pu gagner leurs coeurs esseulés ; elles faisaient face à leur destin avec courage, bien que la résignation commençait à pointer le bout de son nez. N’y avait-il donc aucune issue à leur malheur ? Quoique l’instant était suspendu dans le vide de l’incertitude et de la désolation, Dovna avait songé que la dame de Salvemer était belle dans cette robe, sans doute trop pour l’homme qu’elle s’apprêtait à rejoindre mais puisqu’il en était ainsi, il était préférable de ne pas le contrarier. Prenant la brosse posée sur le petit meuble à côté d’elle, la blonde avait soigneusement peigné la longue chevelure brune de sa comparse, jusqu’à ce que celle-ci fasse entendre sa voix dans une éclosion malheureuse.
Sentant son coeur se pincer, Dovna avait pressé ses lèvres l’une contre l’autre avant de s’agenouiller à côté de la chaise sur laquelle Delylah était assise, posant alors sa main libre sur les siennes tout en lui murmurant, d’une voix basse qui se voulait réconfortante :

« Courageuse. Vous êtes très courageuse. Et vous n’avez pas à rougir de vouloir assurer votre survie et celle des membres de votre famille, bien au contraire. » Lui adressant un sourire un peu plus franc, elle reprit pour la rassurer et l’encourager : « Vous êtes très en beauté, comme toujours. »

Se redressant sur ses jambes faibles, Dovna avait recommencé à brosser les cheveux détachés de sa nouvelle amie, s’affairant à la préparation de celle-ci jusqu’à ce qu’elle soit enfin prête pour les mornes festivités de ce soir. Elle ne répondit rien à l’évocation de l’ivresse probable de ses geôliers et de la nuit noire qui s’annonçait… Delylah savait qu’elle essayerait de s’enfuir dès que l’occasion se présenterait, mais Dovna éprouvait une vive culpabilité rien qu’à l’idée de l’abandonner avec ce monstre. Elle voulait l’emmener avec elle, elle et sa famille, elle et toutes les personnes prisonnières des Fer-Nés.
Avant que la nouvelle Dame Sparr ne passe la barrière de la porte, Dovna lui avait lancé, sans la quitter des yeux :

« Je serai là, ce soir. Vous ne serez pas seule au milieu d’eux. Je serai là. »

C’était sans nul doute une maigre consolation pour Delylah, mais au moins la solitude qu’elle portait serait peut-être allégée… Dovna l’espérait. Il fallait qu’elles gardent espoir. Il fallait qu’elles survivent. Toutes les deux.


La Dame de Salvemer n’ayant plus besoin de sa compagnie, Dovna était redevenue une esclave comme les autres, auxquels de lourdes charges incombent. Une fois que les larges tables de la salle de réception furent généreusement garnies et que les invités furent enfin rassemblés en ces lieux, la blonde fut envoyée dans les cuisines pour récupérer de larges broc remplis de liqueurs ambrés, dont l’odeur âcre la fit un instant grimacer. C’était diablement lourd, et elle peinait à gravir les escaliers sans en renverser à côté ; fort heureusement, personne ne fut véritablement témoin de sa maladresse.

Tenant misérablement son broc remplit de bière contre son buste féminin, ses deux mains le tenant par dessous, elle avait balayé la pièce d’un regard circulaire en arrivant aux portes de celle-ci ; un homme assis et ligoté était l’objet de toutes les railleries, insultes et attaques, lui faisant détourné les yeux dans un hoquet de compassion, ses sourcils se crispant tandis qu’elle se dirigeait vers l’une des tables pour déposer sa lourde besogne dans un soupir. Les éclats de voix et les rires lui donnèrent un instant l’impression d’étouffer, et elle sentit les larmes monter jusqu’à ses yeux ; peut-être prenait-elle réellement conscience du sort qui était le sien.

Reprenant le broc de bière et ravalant ses larmes, la blonde avait circulé dans la salle en remplissant les chopes de ses occupants, avec plus ou moins de difficulté ; n’osant que trop peu relever les yeux vers eux, elle s’était tout de même attardée sur l’étrange jeune femme accompagnée d’un faucon, dont le visage était lézardé par quelques cicatrices qui semblaient mystiques. Elle était d’une beauté froide, forte et puissante, et pour la frêle blonde qui déambulait au milieu des Fer-Nés, elle représentait un objet presque fascinant. Mais ne désirant point attirer son attention, préférant être invisible et se faire oublier de ses geôliers, Dovna avait rapidement porté son attention sur son labeur, s’évertuant à remplir les verres vides qu’on lui présentait. Mais l’idée de fuir n’était pas loin… Il fallait seulement attendre. Peut-être, au milieu de la nuit, lorsque l’ivresse aura emporté leur vigilance…

L’euphorie presque fiévreuse dans laquelle Dovna était plongée, épuisée par des heures de terreur éveillée dans la nuit noire, par les durs labeurs accordés à l’esclave qu’elle était depuis peu, par le ciel pluvieux et le froid mordant qui s’engouffrait sous ses vêtements déchirés pour la faire grelotter des heures durant, par les événements sanglants et par sa captivité, ne lui permit point, au premier abord, de véritablement comprendre ce qui se jouait dans cette salle. Fille d’un Seigneur, cadette de l’héritier de Nid de Corbeaux, elle n’avait jamais été considérée comme inférieure à ses frères mais ne pouvait se vanter de véritablement connaître les rouages fragiles et trompeurs de la politique : ses frêles bras engourdis par la besogne qu’on lui avait assignée, elle errait dans la marée de Fer-Nés pour remplir les chopes assoiffées qui se présentaient à elle, du mieux qu’elle le pouvait. Aucun ne lui avait accordé véritablement d’importance, et elle ne se sentait guère offensée d’être invisible face à la lourde jarre ambrée qu’elle traînait dans son sillage : pour sa propre survie, elle préférait amplement être oubliée.

S’immobilisant un instant au milieu de la foule, dénotant un peu trop dans le paysage d’ailleurs, elle avait lancé un regard discret mais bienveillant vers l’épouse Sparr, essayant de la soutenir et de l’encourager à défaut de pouvoir lui parler de vive voix. Delylah démontrait beaucoup de courage pour son jeune âge… Bien que le malheur frappait en cet instant leur demeure, au moins pouvaient-ils être fiers d’elle.

« Sers-moi à boire. »  

Une voix grave se tenant derrière elle rompit enfin le silence de ses pensées égarées, et elle eut senti une nuée de frissons dégringoler sa nuque tandis qu’elle se retournait vers lui. Face à elle, s’élevait un homme d’une stature impressionnante, indéniablement beau, immense face à la créature chétive qu’elle était, mais surtout terrifiant par la force brute qu’il dégageait. N’osant point lui faire de protestation pour l’ordre qu’il venait de lui donner, Dovna osa néanmoins soutenir son regard quelques secondes : ses deux iris limpides, renvoyant l’image d’un lac glacé pouvant vous noyer, avaient fini par faire céder les siens, dans un papillonnement de cils presque intimidé.

« Oui… »

Répondit-elle sobrement d’une voix éteinte, incapable de prononcer autre chose pour l’instant, tandis qu’elle levait péniblement l’un de ses bras dans un effort devenu presque douloureux pour remplir le verre qu’il tenait dans sa main, en renversant maladroitement quelque peu à côté, souillant même ses doigts masculins de cette boisson ambrée… Craintive des répercussions causées par sa maladresse, redoutant ardemment qu’il n’abatte sa fureur et son poing sur elle, comme elle le subissait depuis le début de sa captivité, Dovna avait lancé quelques regards épars vers le sol avant de reprendre la parole d’une voix incertaine, tant ses lèvres tremblaient d’émotion et de peur :

« Qu’est-ce… Qu’est-ce que vos tatouages veulent dire ? »

Ravalant difficilement sa salive tout en palissant d’inquiétude, ses yeux braqués sur l’homme qui se tenait encore devant elle, Dovna témoignait d’un effort sur-humain pour réguler sa respiration, quelque peu affolée. Elle entendait son coeur battre à tout rompre dans sa poitrine, si bien qu’elle n’était plus sûre d’être en mesure d’entendre la réponse de l’inconnu, s’il lui en offrait une… Aux yeux du guerrier, peut-être réagissait-elle avec excès mais, elle n’était aucunement capable de se défendre s’il décidait de la battre ; que pouvait-elle faire contre lui ? La blanche Colombe regardait à présent l’Hydre Noire, la suppliant silencieusement de ne pas lui faire de mal...

D’une maladresse évidente, car son éducation de noble fille ne l’avait nullement préparée à une vie de servitude, Dovna avait malencontreusement versé la bière ambrée sur les doigts du Fer-Né qui, sans même chercher à dissimuler son agacement, lui avait arraché des mains le lourd objet de sa faute ; l’appréhension monta alors en elle, partant de son ventre tendu pour remonter jusque dans sa poitrine, sa gorge nouée et ses bras crispés, ramenés près de son buste comme pour se protéger de la violence qui pouvait s’abattre sur elle. Les yeux baissés, le coeur glacé par une peur effroyable, elle avait l’impression de replonger dans les abysses tortueux de son mariage : son défunt époux avait également eu le geste brusque et le verbe teigneux, si bien qu’elle eût fini par l’apprivoiser, lui et l’angoisse tenace qui l’habitait chaque fois qu’elle s’était tenue en sa présence. Ne cherchant nullement son regard, de peur d’y lire une haine féroce, celle qui portait déjà de nombreux hématomes sur le corps était restée paralysée durant quelques secondes, avant de finalement oser lever ses yeux clairs vers lui.
Un monstre sanguinaire, disait-il… Elle n’avait pu s’empêcher de hausser discrètement l’un de ses sourcils avec incertitude, songeant qu’il était curieux de se désigner ainsi. Ralph aussi était un monstre mais, il n’en avait probablement jamais eu conscience : rendu fou par ses humeurs excessives, qu’il ne parvenait pas à mesurer, il avait toujours prétendu que son comportement était d’un naturel élogieux. Ainsi, Dovna était persuadée que les vrais monstres étaient ceux qui, à l’instar de son époux, ignoraient en être un.

« Si vous le dîtes. »

Avait-elle dit d’une voix blanche, assez peu impressionnée de ce qu’il venait de lui dire malgré la gravité du propos ; peut-être était-ce une menace qu’il proférait à son encontre, mais elle n’avait plus la force de lutter. De toute façon, la violence était devenue son quotidien sitôt qu’elle avait été faite prisonnière et esclave en ces terres.
Cachés par le tissu sale de sa robe déchirée à certains endroits, les blessures et hématomes qu’elle portait n’étaient point visibles pour le Fer-Né, sauf celui qui recouvrait son épaule dans ce qui semblait être une tache géante et douloureuse ; crevasse rougie, profonde, encerclée d’une constellation bleutée, jaune et violette, qui témoignait de la fureur avec laquelle on l’avait battue.

« Toi tu n'as jamais vu autant de fer-nés d'aussi près… »

Perspicace, eut-elle envie de dire mais, lors de ses rares bravades contre son époux, Dovna avait été assagie : il ne résultait rien de bon de contrarier un homme teigneux, sinon la douleur, à la fois physique et psychologique. Mais les mots ne laissent pas de traces, eux. Ils sont invisibles à l’œil nu : il est impossible d’en détester les cicatrices, quand bien même font-elles encore souffrir. Et quand bien même elle fut autrefois un esprit libre, élevée avec les mêmes égards que ses frères aînés, elle se sentait à présent résignée, épuisée, pas assez forte pour endurer ce calvaire. Mais avait-elle le choix ?

Elle ne répondit rien à sa première question, certaine qu’il connaissait déjà la réponse et qu’il était parfaitement inutile qu’elle lui confirme une vérité criante ; s’apprêtant à prendre congé, son broc revenu entre ses bras engourdi et sans force, elle eut fait un unique pas sur le côté avant que sa voix grave ne se fasse de nouveau entendre, demandant son nom. Tournant son menton vers lui, les sourcils inconsciemment froncés, la blonde l’avait fait patienter quelques secondes avant de lui répondre, d’une voix qui se voulait parfaitement maîtrisée mais qui ne l’était point :

« Je m’appelle Sybille. »

Elle ne savait pas mentir, mais l’instinct de survie dévoilait un talent presque convainquant pour l’art de la dissimulation, bien qu’elle redoutait ardemment d’être confondue… Mais comment pouvait-il savoir ou deviner que ce n’était pas son véritable prénom ? Achevant son piètre mensonge dans un léger sourire, qui se voulait néanmoins sincère, elle avait hésité à lui retourner la question, se demandant si une esclave avait véritablement le droit de se montrer curieuse. Mais esclave, elle l’était depuis peu. Curieuse, elle l’était depuis toujours.

« Et vous, avez-vous un nom ou dois-je vous appeler le monstre sanguinaire ? »

D ans l’œil du cyclone aux yeux d’argent, sous l’orbe bleuté de son regard d’acier qui la détaillait minutieusement, Dovna se sentait prisonnière ; mais ô que la camisole était douce, presque séduisante, si bien qu’elle se serait volontiers laisser emportée de l’autre côté du rivage azuré, car elle pressentait que l’île qui se cachait derrière les longs cils noirs, prétendue inhospitalière, ne l’était pas tout à fait. Mais, prudente, ayant appris à craindre et à côtoyer la fourberie des hommes, elle se tenait en retrait, le souffle coupé, osant à peine ciller de peur de rompre leur contact visuel. Ainsi, elle ne le quittait pas des yeux tandis qu’il l’observait, et elle ne savait quoi espérer de cette examination curieuse : le sang afflua sous la peau blanche de ses joues, et elle sentit que son cœur lui faisait quelque peu défaut, car il s’étonnait de l’indéniable beauté masculine que le fer-né dégageait. La trahison venait de pointer en son palpitant déboussolé, qui n’aurait point dû être charmé et fasciné de ce guerrier. Il était assurément d’un physique peu ordinaire, avec ses tatouages effrayants, sa longue tresse blonde, sa barbe hirsute et ses manières peu élogieuses mais, bien que les règles impérieuses de sa naissance lui dictaient de réfuter vivement sa vision ébranlée de l’homme qui se tenait devant elle, la jeune femme, de noble lignée, lui accordait sans mal un charme sauvage et magnétique, qui l’avait un instant laissée interdite.

Durant quelques secondes, peut-être n’avait-elle plus entendu les rires et les festoiements qui tintaient autour d’elle ; si douce fut-elle, et veuve de surcroit, elle n’était encore qu’une jeune fille dont le coeur et l’esprit désiraient ardemment la liberté, une liberté que sa condition féminine ne pouvait lui concéder. Aussi, ne dirait-elle à personne qu’elle avait été un instant captivée par son visage, de peur d’être rejetée par les siens.

Instinctivement, ses mains blêmes et couvertes de petites plaies se resserrent autour du broc qu’elle tenait encore contre son buste de femme, tandis qu’elle détachait enfin ses yeux doucereux de celui qui se nommait Tyldr. Tyldr. Voilà un prénom tout aussi étonnant que la situation qu’elle venait de vivre, mais qu’elle n’était pas prête d’oublier. Elle paraissait néanmoins quelque peu confuse, tant la gravité des événements faisant d’elle une malheureuse esclave ne tranchaient que trop avec l’étrange tonalité de ces secondes volées ; masquant son visage brûlant d’une gêne coupable en abaissant légèrement le menton, elle avait longuement examiné ses pieds avant de le servir de nouveau, sans renverser une seule goutte cette fois.

« Je suis sa dame de compagnie, rien de plus. »

Répondit-elle d’une voix simple avant de le voir s’éloigner pour retourner parmi les siens, qui quémandaient sa présence. Papillonnant des cils, la colombe avait repris son chemin parmi la foule, s’appliquant à remplir les verres qu’on lui tendait jusqu’à ce que son broc soit vide. Lorsque la dernière perle ambrée fut déversée dans une chope, la blonde s’était redressée pour lancer un regard en direction de Delylah… Elle avait le coeur en peine à l’idée de l’abandonner au milieu des fer-nés, mais elles s’étaient mises d’accord. Ce soir, Dovna allait essayer de fuir.

Le visage impassible, bien que ses lèvres naturellement nacrées étaient pincées de nervosité, Dovna avait redressé sa nuque en ravalant difficilement sa salive, traversant la pièce sans quitter la porte du regard ; elle n’intéressait personne, ici. Personne ne faisait attention à elle. Elle n’était qu’une esclave de plus retournant dans les cuisines pour aller chercher de quoi remplir leurs verres ; mais peut-être qu’elle ne reviendrait pas. Descendant lentement les escaliers sans attirer l’attention, elle se faisait violence pour ne pas regarder en arrière. Avec un peu de chance, elle allait parvenir à partir.