❯ -132, sur les terres du Conflans et de l’Orage, Nid de Corbeaux
Au coeur de la nuit nichée dans le brouillard et l’obscurité, des cris percèrent les murs en pierre de l’ancestrale demeure des Morrigen ; Lady Jayne, épouse du Seigneur de ces terres, allait donner la vie pour la troisième fois. Mais après des heures de souffrances et d’efforts dans un lit défait par l’épuisement, alors que l’aube pointait à peine le bout de son nez à l’Est, Jayne rendit son dernier souffle tandis que sa fille bien-aimée poussait son premier cri.
Ainsi forcée de grandir sans figure maternelle à laquelle se rattacher, et souffrant gravement d’avoir sur la conscience la perte de sa regrettée mère, Dovna fut néanmoins entourée et comblée d’amour par ses deux frères aînés ainsi que par les nombreuses nourrices qui se relayèrent à ses côtés pour l’élever ; ces dernières n’avaient de cesse d’évoquer sa troublante ressemblance avec sa défunte mère d’ailleurs, et faute d’avoir un quelconque souvenir d’elle à chérir, elle s’accrocha à cette fameuse ressemblance, qui la questionnait néanmoins. Souvent, elle avait essayé d’imaginer les traits de sa mère qui, lui affirmait-on, avait possédé une chevelure pareille à la sienne, et savoir qu’elles partageaient un détail, même aussi insignifiant, la réconfortait assurément. Mais en dépit de cette tragédie, qui eut accompagné les premières années de sa vie sans qu’on ne lui fasse jamais de reproche direct, l’enfance de Dovna fut bercée d’insouciance, de liberté et d’amusement sans fin car, protégée et choyée par les siens, elle ne connut que l’amour, la tendresse et le bonheur, jusqu’à l’année de ses seize ans.


❯ -116, sur les terres du Conflans et de l’Orage, Nid de Corbeaux
Elle eut fini par traverser les années pour quitter la dorure confortable et indolore de l’enfance, devenant une jeune adulte dont la beauté était louée par ses semblables, bien qu’elle préférait recevoir des éloges sur son esprit affûté que sur le charme de sa peau. Courant sans cesse dans les pattes de ses frères aînés, desquels elle était fort proche, Dovna se découvrit un penchant amoureux pour les livres, que ses précepteurs lui soumettaient en complimentant ses nobles pensées ; elle apprenait vite disait-on, et son père mettait un point d’honneur à rendre son éducation solide et honorable, au même titre que ses deux fils. Mais comme bien des jeunes filles de son âge, lorsqu’elle eut atteint l’âge de seize ans, elle fut concédée en mariage à un preux seigneur de son royaume afin d’établir une alliance entre leurs deux familles ; si elle eut la douloureuse sensation d’être vendue, donnée et offerte pour servir un jeu politique qu’elle ne comprenait pas vraiment, c’est sans se plaindre et sans geindre qu’elle accueillit son futur époux, qu’elle n’avait jamais vu auparavant.
C’est ainsi que, en l’an -116, du septième jour de la lune 3, a été célébré le mariage de Lady Dovna Morrigen, âgée de seize ans, et de Lord Ralph Buckler, âgé de trente ans. Il est rapidement apparu que l’alliance profitait davantage à la famille de la mariée qu’à celle-ci, car l’homme était affublé d’une réputation houleuse : doté d’un tempérament coléreux qu’il maîtrisait mal, d’une humeur instable et d’un ton féroce, il était le parfait contraire de son épouse, que l’on disait aussi douce que calme. Le mariage, ainsi fort mal accordé, fut néanmoins proclamé et que la jeune fille quitta sa demeure d’enfance, son père aimant et ses frères complices, pour partir vivre dans l’ombre du tyran.


❯ -115, sur les terres du Conflans et de l’Orage, les Bronzes
Sa vie d’avant lui manquait. Ses frères, son père, ses dames de compagnie, ses précepteurs, courir avec les animaux en liberté dans les champs, sa maison d’enfance… Tout lui manquait. Les jours étaient fort tristes depuis son mariage, et ses rêves d’union heureuse avaient été éteints dès sa nuit de noces, devant la brutalité et la cruauté de son époux. Sir Ralph Buckler était un homme fort et impressionnant, dont la seule silhouette visible dans l’escalier faisait frémir de peur sa jeune épouse qui, essayant de disparaître par son silence, subissait quand même ses assauts et sa fureur comme si elle avait été son défouloir. Néanmoins, au cours des banquets interminables où il traînait sa carcasse ivre, Ralph arborait Dovna comme un bijou précieux à son bras, bien qu’il n’était un secret pour personne qu’il n’avait que très peu d’égards pour elle dans leur intimité. Il traitait la pauvre enfant si rudement, la frappant et lui hurlant dessus sans vergogne pour l’assouvir, la faire plier, l’abattre. Si la malheureuse pleurait, il frappait encore plus fort. Si elle le suppliait d’arrêter, il menaçait de la jeter du haut d’une tour ; ainsi était le quotidien de l’épousée qui, loin des siens, était prise au piège entre les griffes du tortionnaire ayant pourtant juré de prendre soin d’elle.


❯ Fin de l’année -112, sur les terres du Conflans et de l’Orage, les Bronzes
Voilà quatre ans depuis leur mariage. Si les souffrances de la jeune fille étaient désormais quotidiennes, si bien qu’elle ne s’évertuait même plus à dissimuler les bleus recouvrant sa peau, son mari avait trouvé une raison valable à ses méfaits : en quatre longues années de mariage, Dovna ne lui avait toujours pas donné d’héritier à chérir. Son ventre demeurait désespérément plat, et ceci accablait davantage les prétendues fautes de la jeune fille. Il avait songé à la répudier, mais peut-être craignait-il la lame des fils Morrigen, qui lui avaient promis la mort s’il faisait du mal à leur cadette ? Toujours est-il qu’il n’eut guère le temps d’appliquer sa sentence : la mort était venue le faucher à l’aube de son trente-quatrième anniversaire.
Il s’était engorgé de colère parce que son épouse, rassemblant son courage, s’était dressée contre lui en repoussant sa main baladeuse ; le vent de la haine avait alors soufflé sur son visage hautain, si bien que ses traits en eussent été déformés avec horreur. S’il était considéré comme un bel homme, en cet instant, la colère le rendait laid et encore plus terrifiant qu’il ne l’était déjà. Saisissant son menton entre ses doigts râpeux pour qu’elle le regarde, il avait vociféré des mots abrupts et des insultes ignobles à son encontre, qui provoquèrent des larmes dans les yeux de la blonde prisonnière de son étreinte douloureuse. Peut-être aurait-elle dû en avoir l’habitude depuis le temps… « Crois-tu pouvoir me résister, enfant ? Tu sembles oublier qui est le maître de cette maison ! » Sans ménagement aucun, Ralph avait violemment attrapé le bras de sa jeune épouse, la forçant à le suivre à travers le long corridor de leurs appartements. Il n’avait cessé de parler avec hargne sur le chemin les menant à leur chambre mais, arrivé devant la porte, sa voix s’était éteinte ; lâchant soudainement le bras de Dovna, qui avait vacillé contre le mur, il avait porté une main à son coeur, frappé d’un mal insupportable qui l’avait affublé d’une teinte blafarde, juste avant qu’il ne s’écroule, inconscient. Mort. Lord Ralph Buckler venait de mourir.

Bien que nul n’aimait ce seigneur violent, hautain et narcissique, une foule austère s’était rassemblée autour de la veuve lors de ses funérailles ; elle acceptait volontiers les condoléances qu’on lui offrait, mais ne parvenait pas à se sentir véritablement peinée de ce qu’elle jugeait être une délivrance. « Vous êtes bien jeune pour être déjà veuve, mon enfant… Vous devriez songer à un nouveau parti ! » Sursautant presque sous le voile sombre qui retombait sur son visage, Dovna s’était retournée vers la vieille dame à la chevelure grisonnante qui s’était positionnée à ses côtés, en prenant son bras pour s’y tenir. Allons bon… Elle venait tout juste d’être libérée d’un tyran, pourquoi fallait-il déjà qu’elle pense à renouer avec les lianes douloureuses et trompeuses du mariage ? Elle n’avait rien répondu, se contentant de lui offrir un pâle sourire qui ne reflétait en rien ses pensées. Jamais, songeait-elle. Jamais.

-111, sur les terres du Conflans, Salvemer
Une fois que le frère cadet de Ralph eut prit la succession de leur fief, devenant le nouveau seigneur des Bronzes, Dovna fut gentiment chassée du domaine et regagna donc ses terres, non sans dissimuler une joie certaine. Enfin ! Elle quittait enfin la demeure dans laquelle elle avait tant souffert durant quatre longues années, et rejoignit les siens. Les retrouvailles furent grandement heureuses, mais elle décida de garder ses mauvais souvenirs pour elle, ne voulant pas les accabler d’une peine qu’elle redoutait immense. Ainsi, son père et ses deux frères prirent son deuil comme acté, et ils s’évertuèrent tous les trois à alléger un fardeau qu’elle ne possédait pas. Mais elle devait reconnaître qu’être ainsi l’objet de toutes les attentions et les douceurs était plus qu’agréable, surtout après les mauvais traitements endurés auprès de feu Lord Buckler. Mais la trêve du bonheur ne fut que de courte durée…
Songeant qu’un petit voyage lui ferait du bien, lui permettrait de s’aérer l’esprit après cette épreuve jugée difficile, son père décida de l’envoyer près de Salvemer afin qu’elle prenne quelques jours pour se reposer. Mais le séjour insouciant connut une tournée tragique lorsqu’une vague mortelle de Fer-Nés déferla sur les plages de la côte, envahissant et lançant l’offensive sur les habitants sans défense. Ils amassèrent bon nombre de trésors dans leurs bateaux, mais firent également des prises humaines terrifiées, destinées à devenir des esclaves sur leurs îles. Une fois de plus, le destin avait décidé de la condamner.
L'envahisseur fut proclamé Seigneur de Salvemer en la personne de Manfyrd Sparr, et Dovna fut, comme bien d'autres, réduite en servante captive sous sa coupe. L'incertitude de sa survie était peut-être plus douloureux que la violence dont les Fer-Nés pouvaient faire preuve, mais elle était persuadée que son calvaire n'était pas terminée. Car elle le savait : elle était à présent retenue sur un territoire inconnu, régi par des coutumes qui lui étaient parfaitement étrangères, encerclée par des hommes qui n'étaient guidés que par la fureur. Mais il y avait bien pire. Elle venait de perdre sa liberté. Encore.