Je me souviens encore de ma jeunesse, perché au sommet venteux du phare de Grand-Tour, dominant l'entièreté de Villevieille et ses alentours. Contrairement aux légendes fantaisistes qui circulent, le Mur n'a jamais été visible depuis le sommet du phare, bien que celui-ci culmine à près de sept cents pieds. En revanche, il est véridique que l'ombre du phare permet aux habitants de connaître l'heure durant la journée, telle une gigantesque horloge solaire. Mestre Alfred me racontait souvent les théories des mestres sur ce qui est aujourd'hui, la plus haute construction de l'entièreté de Westeros. La forteresse à sa base, vieille de plusieurs millénaires, est-elle affiliée aux Valyriens ou aux mystérieux Labyrinthiers ? Personne ne le sait, nous connaissons seulement l'Histoire des tours construites par-dessus, notamment celle ordonnée par Uthor de la Grande-Tour à Brandon le Bâtisseur. Aujourd'hui, depuis ce sommet, les différents édifices si précieux à Villevieille paraissent ridiculement petits, de la si vaste Citadelle au Septuaire Étoilé. À mes yeux, la taille de Grand-Tour est le reflet d'un équilibre de neutralité qu'il faut maintenir, entre l'ambition des Mestres, fidèles des Sciences, et l'ambition des Septons, fidèles des Sept. En faisant de Grand-Tour un édifice qui les surplombe, aucune de ces deux entités ne peut prendre l'ascendant sur l'autre.

La présence de la Foi fut toujours importante au sein de notre Maison, tout particulièrement lorsque la santé fragile de mon frère refaisait surface. Les mestres venaient régulièrement prendre soin de sa santé, tandis que le Septon et nos parents priaient les Sept. Sans que personne ne le remarque jamais, les conséquences de cette incertitude sur sa santé firent peser un poids sur mes épaules. Suivant les cycles de sa santé, j'étais traité différemment par mon entourage. Je pouvais en quelques semaines devenir le prochain héritier en lisse, comme le simple fils de rechange, la roue de secours du carrosse. Durant mes années les plus naïves, ces cycles avaient fais naître en moi le désir de me hisser comme l'héritier de notre maison, celui qui ferait la fierté de notre famille... l'enfant important. Du ressentiment immature naissa dans mon coeur, rendant ma relation fraternelle complexe et distante. La déception me fit devenir plus prudent, puis le besoin de me protéger des désillusions me fit rapidement préférer la compagnie des livres à celle de notre famille. C'est à cette période de mon enfance qu'Alfered prit une importance toute particulière, puisqu'il m'ouvrit les portes d'un échappatoire plus vaste encore que mon imaginaire, les sciences, les connaissances et tout ces savoirs découverts par l'Humanité. J'abandonnais alors les jeux d'épées pour des livres pouvant répondre à des questions que je n'imaginais même pas encore.

Les pages ainsi se tournèrent et les mauvais sentiments passèrent. La sagesse et le temps firent leur œuvre, le ressentiment s'estompa en même temps que je parvenais à prendre conscience de la destinée que je pouvais me façonner par mes choix actuels. J'avais fait le deuil de toute ambition seigneuriale pour me focaliser sur la voie des sciences. Notre relation apaisée, mon frère et moi renouions un lien fraternel ne laissant que peu de place aux pressions extérieures. Les cycles de la maladie de mon frère devinrent alors à mes yeux une occasion de parfaire mes connaissances et de pratiquer concrètement la création de remèdes. Sous la surveillance d'Alfered, les premiers remèdes ne furent pas tous récompensés par les effets espérés, déclenchant quelques diarrhées impromptues, démangeaisons cutanées et crampes d'estomac.

L'âge de la folle jeunesse arriva bien assez tôt pour les garçons Hightower. Lorsque mon frère n'était pas malade, il me traînait avec nos cousins dans les rues de Villevieille, déguisés en simples citoyens. Bourses d'or en poches, les pièces passaient d'une main à l'autre au Hasard échiqueté, perdus ou gagnées entre les parties de cartes. Les bons soirs, lorsque la chance nous rendait plus riches que lors de notre entrée, le groupe me poussait ensuite jusqu'à La Chope à la plume d'oie, pour y dépenser notre butin, en vin, bière ou prostituées. Je ne me doutais pas encore à cette époque que cette influence me mènerait à une délicieuse habitude de travail.

Devenir un adulte ne chassa jamais ces mauvaises habitudes aux yeux de mon entourage, les paris d'argent et les bordels n'étaient pas dignes de notre rang. Contrairement à bien d'autres, je ne me vantais jamais de ces passe-temps, et certainement pas à Villevieille. Néanmoins, j'étais bon aux cartes, suffisamment pour financer moi-même certaines de mes dépenses les plus capricieuses : tissus de Myr, dentelles de Lys ou livres volés... Avec le temps, je construisis mon propre réseau d'informateurs au sein de Villevieille, me garantissant ainsi d'obtenir au grès de mes besoins, les dernières rumeurs ou les dernières copies de documents. Qui aurait cru que ma passion dévorante à remplir ma bibliothèque de savoirs rares, me mènerait à construire un tel réseau d'informateurs ?

Une chose menant à une autre, me voilà aujourd'hui à la tête du Réseau d'Espions de sa Majesté Gardener. Je n'utilise plus seulement mes talents pour me procurer des livres ou des rumeurs de mestres, les enjeux sont bien plus importants. Me retrouver au Conseil Restreint est une fierté pour la maison Hightower, mes parents ont-ils imaginé un jour me voir rejoindre le banc des comploteurs politiques ? Sans doute m'imaginaient-t-ils davantage tel un futur ermite à l'allure négligée, caché dans ses appartements, et préférant les livres aux humains. Aujourd'hui, pas une rumeur ne circule dans un bordel sans m'être communiquée, les marchands se montrent facilement bavards en échange d'une bonne bourse d'or ou d'un contrat, et les novices de la Citadelle aiment toujours autant les prostituées.

Je ne manque pas de revenir parfois à Villevieille, un cadeau dans une main pour Denyse et une boîte de décoctions pour mon frère Lyonel dans l'autre. L'ancien asocial que je suis est épanoui à Hautjardin, les bibliothèques de la ville me tendent les bras, de même que les plus jolies prostituées et demoiselles. Mes connaissances en chimie et botanique peuvent autant servir à guérir qu'à empoisonner, et plus de ragots circulent dans ces couloirs que dans le Nord tout entier. Je me sens comme un membre à part entière de cette cours extravagante, même si je me satisfais le plus souvent de n'être qu'un spectateur. Cependant, je n'oublie jamais que cette stabilité n'est que provisoire face aux troupes qui parcourent les routes autour des frontières du Bief. Combien de temps le Bief parviendra-t-il à rester indifférent face aux guerres qui se multiplient ? Les difficultés de filiation de la maison Gardener seront-elles, un vecteur de conflit dans ce royaume qui semble encore unit ? Tant de questions.

Dans l'obscurité de la nuit, les étoiles sont plus faciles à contempler depuis le sommet du phare de Grand-Tour, qu'au sommet de la colline fleurie...