Se lancer à la poursuite d’une ombre, d’un fantôme du passé qu’on croyait fermement enterré, n’a rien d’une sinécure. Le cœur et la tête ne se mettent pas facilement d’accord, l’un battant avec haine, l’autre évoquant des souvenirs pas toujours si désagréables à la mémoire, comme pour rappeler que malgré ses défauts, l’homme qu’elle recherche n’est pas exempt de qualités. Cette quête personnelle l’oblige à regarder en arrière pour affirmer sa volonté sur une base solide de faits avérés.

Fait 1 : Tout à commencer à mal tourner lorsqu’elle a rencontré Adam Staedmond. Avant le tournoi de l’Oeildieu, elle était une jeune fille pure et innocente de quinze ans, fiancée à Dwigher Morrisen qui, s’il ne faisait pas fondre son cœur, lui plaisait. Étant née et ayant grandi dans la famille Swann, entourée de sa sœur aînée et de son petit frère, Eyla s’était donnée beaucoup de mal et avait fourni de nombreux efforts pour devenir une parfaite lady qui ferait honneur à sa famille et suivrait les traces de sa sœur. Un jour, elle serait mariée et mère. Elle espérait sincèrement enfanter un garçon premier né pour perpétuer la lignée le moment venu. Était-elle trop naïve ou a-t-elle été trop protégée par ses parents pour ne pas saisir le danger quand il s’est présenté ? Son éducation a été assez stricte et surveillée, donnant peu de liberté aux imprévus. Son enfance n’a pas été choyée par l’amour de ses parents, mais elle a bénéficier d’un environnement tendre, en termes de confort, de joies et de peines jusqu’à l’âge nubile. Tout au plus, elle a pu souffrir d’une comparaison entre sa sœur et elle pendant un certain temps, mais cela n’a jamais entamé leur relation et elle peut avoir la fierté de l’avoir rattrapé après que Jaide a quitté la maisonnée pour se marier. Jalouse un temps de l’affection témoignée à son petit frère par ses parents, elle ne lui en a finalement pas tenu rigueur longtemps, l’aimant tendrement et le choyant rapidement. Rien ne la prédisposait à un destin aussi terrible avant de croiser la route d’Adam.

Fait 2 : Être fiancée ne signifie rien ou si peu. Cette position ne protège pas du qu’en-dira-t-on, ne protège pas non plus des vilains et de l’infâmie. Le silence lui non plus. On lui a appris très tôt que l’indifférence était préférable à la joute verbale et l’esclandre qu’elle implique, mais quand elle l’a opposé farouchement à la déclaration inopinée et au baiser d’un autre homme que son fiancé, quand elle a tourné les talons pour échapper à son attention, Eyla ne s’attendait pas à ce qu’il la poursuive dans le labyrinthe du jardin comme si c’était un jeu de chat et de souris. Elle voulait se remettre de ses émotions avant de retrouver ses amies à la soirée donnée à Summerhall. Elle n’aura finalement jamais pu y retourner, prise de force sur l’herbe du jardin, incapable de se défendre ou d’appeler à l’aide face à la brusquerie de la réalité. Dans un état second, elle s’est laissée raccompagner jusqu’au carrosse qui l’attendait pour la ramener, cachant à tous avec une honte profonde ce qui s’était déroulé de pire durant la soirée. Des nuits à cauchemarder, des jours à tenter d’effacer ses souvenirs, à se leurrer d’un espoir aussi futile que naïf qu’après avoir épousé son fiancé, tout ça serait loin derrière elle et oublié. Elle voulait y croire et s’était presque convaincue elle-même que c’était possible quand subitement, il était question d’un examen pour vérifier sa pureté avant la noce et qu’elle n’avait d’autre choix que de s’y soumettre, la peur au ventre.

Fait 3 : Garder le silence ne peut que se retourner contre soi. La vérité découverte, peu importe les larmes et les cris, les tentatives pour expliquer les faits tels qu’ils se sont produits, ses parents comme les Morrisen sont restés totalement sourds à sa détresse. Ne pouvaient-ils croire qu’Adam Staedmon puisse commettre de tels actes et la forcer ou ne voyaient-ils que le déshonneur qui ferait tache sur leurs maisons si la vérité était découverte ? Elle ne le saura sans doute jamais. L’affaire a été étouffée contre une compensation financière et le mariage annulé. L’on a fait dire que les familles avaient changé d’avis tout simplement et personne n’a soulevé la moindre question, la moindre objection. Dans la maison Swann, seuls les proches étaient au courant et seuls eux encore connaissaient la raison de la répudiation et l’exil forcé d’Eyla par la suite. Pour avoir tu son malheur, elle était la seule inquiétée, à voir non pas son cauchemar s’effacer, mais elle-même. Sa maigre consolation était de pouvoir compter sur le soutien et la tendresse indéfectibles de son petit frère. Elle se voyait déjà enfermée dans un septuaire pour expier le restant de son existence quand elle était envoyée dans la maison Staedmon pour tenir compagnie à lady Mertha. Comment ? Pourquoi ? Cela restait un mystère sur lequel elle s’est faite depuis une opinion, tenant presque pour acquit qu’Adam n’y est sans doute pas totalement étranger. Rien ne le prouve, rien ne l’infirme, mais elle ne voit pas d’autre explication avec le recul.

Fait 4 : Le poids de la disgrâce est lourd à porter. Répudiée par les Swann, exilée dans la maison de celui qui l’avait violenté, Eyla se voyait rapidement rabaissée par lady Mertha. Celle-ci mettait l’accent sur la perte de son titre de lady, sur sa nouvelle position comme dame de compagnie et ne tardait pas à pointer du doigt toute faille et manquement qu’elle pouvait constater de sa paire d’yeux aussi aiguisée que celle d’un aigle à l’affût d’une proie. La jeune fille redoublait d’efforts pour être irréprochable et ne pas subir les remarques acerbes ou les critiques virulentes de cette femme. Elle ne s’y adaptait pas facilement et songeait parfois à fuir cette existence, mais qu’aurait-elle pu bien faire d’autre et pour aller où ? Dans cette vie de servitude, quand elle n’en pouvait plus de la supporter, Adam apparaissait toujours comme celui qui lui témoignait de l’intérêt et de la bienveillance, allégeant sa peine comme s’il était prêt à porter le demi-poids du fardeau avec elle. Mais le prix à payer était de le laisser partager sa couche lorsque l’envie lui en prenait et de supporter ses attentions en l’écoutant prononcer encore et toujours les mêmes mots au creux de son oreille.  L’une levait un bâton pour la battre. L’autre lui donnait du sucre pour la consoler. Les deux, de façon bien différente, la tenait sous leur joug.

Fait 5 : Une mort peut cacher une naissance indésirable. Lorsqu’elle apprenait la mort d’Adam, c’était d’abord le soulagement qui emportait Eyla. Il y avait une justice en ce bas-monde et elle n’aurait plus à voir son visage, souffrir sa présence, subir son affection malsaine. Le second sentiment était plus compliqué, réalisant que s’il n’était plus là, il n’y aurait plus personne dans la maison pour lui témoigner de la bienveillance et la soutenir. Elle se méprisait d’éprouver autre chose qu’une haine farouche à son égard, de ne pas seulement ressentir une satisfaction intense de le voir disparaître définitivement de son existence, le tenant pour seul responsable du gâchis de celle-ci. Mais la vérité, c’était qu’aussi noir il pouvait être, il avait aussi ses qualités et qu’il n’avait pas été avare à lui montrer. Perdue dans la contradiction de ses émotions, elle n’avait pas réalisé qu’il s’était volatilisé en plantant sa graine dans son sein. C’est Lady Mertha qui a été la première à s’inquiéter de l’absence de ses menstruations et comprendre la raison. De manière déconcertante – ou était-ce un trait caractéristique de mère en fils - ; elle prenait les choses en main et avec une bienveillance qui ne lui avait jamais ressemblé. Si Eyla se serait bien débarrassée de l’enfant à naître en se laissant tomber dans les escaliers, en avalant des boissons réputées toxiques pour l’enfantement, elle n’avait jamais pu passer à l’acte. Peut-être parce qu’au fond d’elle, la graine qui germait représentait un espoir auquel elle n’avait pas totalement renoncé. Peut-être parce que les parents d’Adam mettaient tant d’espoir dans cet enfant à naître qu’il était difficilement concevable de les en priver. Avant même sa naissance, l’enfant était nommé héritier Staedmon. Après celle-ci, il était couvé par une armada de nourrices sous l’œil attentif de sa grand-mère, si bien qu’Eyla n’avait pas à s’en soucier. Une part d’elle se sentait exclue quand l’autre redoutait de voir cet enfant prendre les traits et le caractère de son père un jour. Pour lui aussi, ses sentiments étaient et restent complexes.

Fait 6 : Il a été prouvé que le silence menait au désastre. Il est temps de faire les choses autrement. En entendant parler des marchands d’un mercenaire au nom familier, Eyla tiquait très clairement, mais elle tenait Adam pour mort et enterré, de même que ses parents le croyaient et avaient reporté tous leurs espoirs et affections sur son fils. Elle balayait d’un revers de la main cette idée saugrenue pendant un temps, mais les rumeurs qui circulaient par la suite tendaient à la troubler et la convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une simple coïncidence. Qui d’autre pourrait se promener avec une étole bleu turquin et se faire appeler par le prénom de son meilleur ami ? Elle n’en aurait la certitude qu’après l’avoir vu de ses propres yeux bien en vie, mais elle a besoin de savoir si cet homme est toujours de ce monde. Pas pour lui dire qu’il a un fils et peut partir en paix, ça non. En se lançant à sa poursuite, Eyla a bien l’intention de l’empêcher de nuire à nouveau. Il a dévasté sa vie et tout le soulagement qu’elle avait éprouvé à sa mort s’est effrité, rendu à rien. Il ne lui reste que l’amertume et une haine profonde à son égard. Personne ne le connaît aussi bien qu’elle et si elle peut se dresser sur son chemin pour qu’il ne détruise pas d’autres vies comme il l’a fait pour elle, Eyla est prête à prendre tous les risques désormais.