Mahlah est née en -140, ni aînée ni cadette de sa fratrie, elle est l'une des innombrables filles de Lord Frey, mais l'une des rares à arborer une beauté éclatante. Grandir aux Jumeaux n'a pas été plus facile pour autant, depuis longtemps avant sa naissance déjà une rivalité est entretenue entre elles, toute tentative de coalition pour s'entraider ayant été anéantie depuis toujours. Les traits doux du visage de Mahlah n'ont fait qu'aggraver cette véhémence, apportant en plus du désespoir une bonne dose de jalousie. Pour cause, Mahlah avait droit à plus d'attention, plus d'éducation, et elle aurait sans doute la chance de quitter un jour ces murs pour un mariage bien plus exceptionnel que la majorité d'entres elles. Ainsi, Mahlah sait lire et écrire, compter et broder, mais connait également les règles de bienséances et toutes les histoires concernant les Dieux que toute bonne mère doit savoir transmettre à ses enfants. Mieux encore, on lui a enseigné tout ce qu'elle doit savoir sur chaque royaume, chaque maison et chaque famille. Elle a été parée pour braver ce monde au nom des Frey mais n'aura jamais l'occasion de les représenter. Et finalement c'est très bien ainsi.

Elle a 13 ans lorsque les fer-nés attaquent sa petite routine plutôt bien engagée. Pendant longtemps ses souvenirs sont restés des brides de cauchemars qui réapparaissaient sans s'annoncer, lui rappelant des petits bouts déstructurés de toutes les horreurs qu'elle a vu alors qu'elle tentait de les oublier. Elle se souvient parfaitement de l'alerte générale dans la tour, de la panique, des gardes armés se préparant au combat, de l'attente interminable et des hurlements de douleur et de détresse à l’extérieur, jusqu'à ce que tout se calme et que la rumeur remonte jusqu'à elle comme quoi son père avait décidé de marchander avec ses barbares. Et si elle fut soulagée pendant une bonne heure, se disant que les sauvages allaient repartir couverts de babioles sans importance mais ne plus amener la mort et le désespoir sur sur maisonnée, elle déchanta rapidement lorsqu'on vint la chercher directement dans sa chambre. Les fer-nés étaient effectivement couverts des maigres richesses de Lord Frey, mais visiblement ce n'était pas assez parce qu'elle se vit donnée comme la dernière des catins. Pas même un mariage arrangé, juste un cadeau, la faisant redescendre de lady à simple esclave. A quoi bon l'avoir préparé à honorer leur maison si c'était pour abandonner tout ce qu'ils lui avaient appris jusque là ? Son père semblait se foutre complètement de se débarrasser d'elle, sa mère ne la regardait même pas. Elle se sentait abandonnée de tous, trahie, humiliée. Et si dans sa tête elle s'était préparée à un jour, éventuellement, devoir offrir son corps pour la première fois à un vieux porc dégueulasse, au moins aurait-il été dans l'intérêt de son nom. Là, il n'y avait aucun mérite, aucun intérêt à son sacrifice. Elle ne comprenait pas.

Sa vie sur les îles de fer fut jonchée de hauts et de bas, d'espoir puis de désolation. C'est chez les Salfalaise qu'elle fut envoyée, et à son arrivée, il fut extrêmement difficile pour la jeune fille de s'habituer aux corvées qu'elle n'avait jamais eu à faire auparavant. Mais de sa capacité à s'adapter rapidement et à ne pas rechigner, elle réussit à limiter les bêtises et les punitions et bientôt ce fut presque agréable de trouver une nouvelle famille bien plus aimante et soucieuse parmi les esclaves. Et puis son bonheur redescendit, parce que le temps de sa formation lui donna ses premières règles, ses nouvelles formes de femme, et attira le désir des hommes. Aucun pourtant n'osa la toucher, et si au départ elle pensa qu'une bonne étoile la protégeait, elle se rendit vite compte que tout ça n'était autre que par caprice du prince des emmerdeurs de la maisonnée. Tyldr avait jeté son dévolu sur elle, sûrement dans l'idée de se faire la main avant de trouver une véritable compagne, et elle n'avait clairement pas son mot à dire. Mais au moins n'était-il pas beaucoup plus vieux qu'elle ou plus laid qu'un cochon de ferme.

Onze longues années passèrent pendant lesquelles elle fut obligée de supporter la famille Salfalaise. Onze années à subir les humiliations, les agressions et les viols de Tyldr, les regards vainqueurs de son père qui ne voyait en elle qu'un butin de guerre. Mais ces onze années furent également bénéfiques à son développement, à l'évolution de son caractère et à sa furieuse quête de liberté. Elle apprit même à se défendre auprès d'esclaves qui savaient tenir une arme, à raser les murs pour qu'on oublie sa présence, à se rendre aussi silencieuse que possible pour qu'on oublie parfois même jusqu'à son existence. Et ça marchait, en partie. En tout cas elle était devenue experte dans l'art de changer de couloir pour éviter de croiser un danger potentiel. Et par dessus tout ça, elle préparait un plan. Pour s'enfuir, échapper à cet enfer, mais surtout donner une meilleure chance d'avenir à l'enfant qu'elle portait. Un enfant qu'elle aurait dû haïr pour le père qu'il avait, mais qu'elle allait profondément aimer à la seconde où elle allait apprendre son existence. Pendant deux mois elle fit de son mieux pour cacher sa grossesse, se sentant de plus en plus oppressée à l'idée que son occasion de fuir lui filait entre les doigts et que son ventre allait bientôt gonfler et se faire remarquer. Elle imaginait déjà Lord Salfalaise lui découper le ventre pour que jamais l'enfant d'une esclave ne vienne au monde... Pendant des nuits elle en fit des cauchemars incroyables.

Vint alors le moment de la délivrance. La nuit était tombée depuis longtemps et Mahlah dormait profondément lorsque les premiers cris la sortirent de sa torpeur. L'adrénaline du moment était telle qu'elle ne se souvient pas avoir réfléchi une seconde à ce qu'elle faisait. Elle s'est faufilée dans les couloirs, glissé dans les cuisines où elle en a profité pour ramasser un couteau, a passé pas mal de temps cachée dans un placard et a failli se rompre le cou au moins trois fois en dévalant les escaliers, mais elle a rejoint la porte dans ce qui lui semblait être une fraction de secondes. Elle n'avait aucune idée de ce qui était en train de se passer, même si elle avait compris que le château se faisait attaquer, elle n'avait pas envie de chercher d'explication. Le pourquoi du comment, elle s'en foutait. Elle ne voyait par là qu'une grande porte de sortie qui s'offrait à elle et à travers laquelle elle s'était jetée la tête la première. Enfin presque, parce qu'elle fut stoppée en pleine course par Lord Salfalaise qui, la voyant presque voler vers la liberté, lui avait chopé le bras au vol. C'était la première fois que Mahlah faisait verser du sang... La lame du couteau qu'elle avait ramassé en cuisine s'enfonçant comme dans du beurre dans la gorge de Lord Salfalaise qui ouvrit des yeux ronds sous la surprise et la douleur. Ce visage, il serait à jamais gravé dans la mémoire de la jeune femme. Elle a sentit à ce moment un sentiment de délivrance et de bien-être que jamais elle n'avait ressentit auparavant, une sensation presque aussi agréable qu'un orgasme, quelque chose de grandiose, de merveilleux, de tellement fort que c'en était indescriptible. Une sensation qui fut vite balayée lorsqu'elle croisa le regard de Tyldr, un peu plus loin, qui avait vu toute la scène. Elle retira son couteau d'un coup sec pour se mettre à courir, quittant définitivement cette maison de l'enfer.

Elle ne sait pas combien de temps exactement elle a couru ce jour là, mais de toute façon personne ne sembla s'étonner du sang qui était sur elle et de son visage rougit par l'effort lorsqu'elle arriva sur le quai marchand du nord de l'île. Elle pria quatre bicoques de pêcheur de la prendre en mer avec eux, avant qu'une femme, Donna, accepte enfin de répondre à ses supplications en lui proposant une place sur son embarcation. Avec tous les sacs de sel qui y étaient stockés, il n'y avait plus beaucoup de place, mais elle aurait même accepté un radeau au point où elle en était. Ce n'est que lorsque l'île disparut de l'horizon que Mahlah sentit enfin un poids s'envoler de ses épaules. Un poids énorme, qui s'échappait pour laisser place à une toute autre forme de responsabilité. Elle avait un enfant dans le ventre, et elle n'avait ni toit, ni argent, ni talent pour du travail. Par un énième coup de chance, la commerçante qui imaginait la pire vérité sur la jeune femme qu'elle avait embarqué, lui proposa un endroit sûr, avec la famille de son frère, dans un village de pêcheur. Elle devrait travailler pour gagner son pain, mais ils étaient justes et bienveillants. C'était tout ce dont Mahlah avait besoin à ce moment. Ca, et du temps pour élaborer un plan afin d'exterminer sa famille et celle du Salfalaise. Ainsi que la paix nécessaire à un accouchement aussi serein que possible.

Le temps qu'elle ne passait pas à aider à la ferme ou à boire à la taverne, Mahlah le passait avec Edwin, l'un des fils de son hôte, et Laura, la copine d'Edwin. Ensemble, ils passaient leur temps libre à se tirer des plans sur la comète. Mahlah n'avait rien dit de son passé, personne ne savait qui elle était, mais elle n'avait rien de bien différent des deux autres. Ils voulaient quitter ce bourbier, gagner de l'or, se faire un nom... Leurs rêveries et leurs insultes se dirigeaient vers les riches marchands qui venaient troquer leurs merdes à des prix exorbitants, aux bourgeois qui snobaient leur taverne lorsqu'ils passaient par là et aux injustices de la vie. Aucun d'eux n'avait eu l'idée un jour de franchir la limite et de devenir des criminels, c'est le hasard et la colère qui les fit sauter le pas. Un marchand -parmi tant d'autres- s'était montré un peu plus irrespectueux que ses confrères, notamment concernant Laura. Le deal ? Ok, il acceptait de baisser ses prix mais que s'il pouvait la sauter. Le soir venu, Edwin et Laura attirèrent l'attention des mercenaires qui l'accompagnaient et Mahlah se faufila dans la tente. Personne ne sait vraiment ce qui s'était passé cette nuit là, elle aurait dû se contenter de voler ses affaires et sa bourse, mais le lendemain le corps fut retrouvé mort. Pas moyens pour les gardes de remettre la main sur les objets volés et l'affaire fut classée sans suite. Mahlah avait minutieusement éparpillé et caché son butin, jusqu'à ce que la situation ce soit suffisamment calmée pour qu'il puisse être revendu. Excités à l'idée de pouvoir recommencer mais pas assez bêtes pour attirer les foudres sur leur village, les trois amis décidèrent de faire leur baluchon et de partir, ensemble, façon Robin Hood pour détrousser les riches et redonner aux pauvres. Ca tombait bien, ils étaient eux-même pauvres. Mais d'abord, Mahlah devait accoucher. Son ventre était rond comme une balle et elle était sur le point d'éclater.

Dolvan avait les yeux de son père, un bleu magnifique, et les cheveux bruns, comme sa mère. Mahlah resta une année entière auprès de lui à s'en occuper, mais son envie de vengeance ne faisait que grossir, prenant de plus en plus d'ampleur dans sa vie. Malgré l'horreur de sa conception, elle aimait son fils d'un amour inconsidéré, et pourtant elle n'arrivait pas à penser à autre chose qu'à sa vengeance. Et plus il grandissait, au sein de ce village de pêcheurs sans avenir, plus elle se disait qu'il méritait tellement plus que ça. Il pouvait devenir Lord s'il le souhaitait, il en avait l'entière légitimité. Si jamais elle pouvait reprendre la maison de son père, il aurait au moins un héritage, bien pourri certes mais qu'il pourrait redorer à son image. Mais pour ça, il fallait qu'elle ait quelque chose à lui offrir. Elle ne pouvait pas rester là, sans rien faire, c'était inconcevable, absolument improductif. Surtout que Laura et Edwin la poussaient à recommencer ce qu'ils avaient fait un an plus tôt, en plus organisé, plus éloigné du village surtout. Elle confia Dolvan à Donna, qui ne posa aucune question. Ce petit faisait partie intégrante de la famille, tout comme Mahlah qui s'était faite adoptée rapidement par tout le village. Elle avait un passé tragique, dont elle ne parlait jamais, mais comme la plupart des gens de cette époque, donc personne ne la forçait à se dévoiler. Elle quitta le village avec Edwin et Laura et pendant un an ils sillonnèrent les routes, dévalisant les marchands et les bourgeois de passage. Mahlah avait pris le contrôle de son petit groupe, faisant de son mieux pour ne jamais attaquer de face et toujours tromper ou apeurer leurs cibles avec des subterfuges. Les bains de sang étaient rares, mais lorsque ça arrivait Mahlah ne les regrettait jamais. Elle prenait même un certain plaisir à ce que les rares batailles qui avaient lieu tournent au drame sanguinaire, à tel point qu'une certaine rumeur commençait à se propager aux alentours des villages. La première fois qu'elle l'entendit, elle comprit qu'on parlait de son groupe, et pourtant les histoires étaient toutes autres. Les paysans parlaient d'un géant, monstrueux, cruel, du nom de Elijah, accompagné d'une armée de bandits féroces. De là à comprendre comment ces abrutis avaient pu confondre trois voleurs avec une bande complète de truands... Les pièges et autres effets d'illusion qu'ils fabriquaient étaient pas mal, certes, mais pas au point de former une légende pareille. L'imagination humaine est magnifique.

La rumeur étant lancée, Mahlah compte bien en profiter pour recruter plus de monde et les sacrifier à la reprise de la maison Frey. Elle retourne voir son fils de temps en temps, pas en général une ou deux semaines avec, puis repart. Mais la majorité de son temps passe à l'élaboration de sa vengeance. Lorsqu'elle aura assez de monde, elle trouvera des alliés. Lorsqu'elle aura des alliés, elle reprendra sa maison. Et lorsqu'elle aura reprit les commandes de la maison Frey, elle pourra réfléchir à la façon d'exterminer les Salfalaise. Mais pour l'instant elle devait offrir un avenir plus glorifiant à son fils.