Agenouillé directement sur le sol en terre battue, le jeune moine errant médite tout en laissant dériver son regard. Devant lui est déposé un simple bol en bois, vide pour le moment, qui lui sert à mendier sa nourriture lorsqu’il ne peut se permettre de la payer. À sa gauche se trouve le marché de Boisdoré où les gens vont et viennent sans trop lui porter attention.

Il n’est normalement aucunement embarrassé par son humble condition. Il s’en sent même libéré, n’ayant point à s’encombrer des obligations de la vie quotidienne et de la famille qui pèsent sur nombre de ses concitoyens. Toutefois aujourd’hui il en ressent un certain malaise. C’est cette ville, Boisdoré. Le fief de son père, ou devrait-il maintenant dire le fief de son oncle, se trouve à peine à une journée de marche. Est-ce qu’on pourrait le reconnaître? Il est vrai qu’il n’était pas encore un homme lorsqu’il a été envoyé au septistère et qu’il n’est pas revenu depuis. Et si on le reconnaissait est-ce qu’on le prendrait en pitié d’avoir été ainsi usurpé puis réduit à mendier, ou est-ce qu’on louerait plutôt sa piété?

Il ferme finalement ses yeux pour mieux se concentrer. La matinée avance et il est l’heure de prononcer la lierce, la troisième des sept prières qui marquent les jours pour les plus pratiquants de la foi des Sept. Il dédit ses pensées tout particulièrement à l’Aïeule qui, il espère, l’aidera à démêler ses excès d’orgueil et le guidera dans ses gestes alors qu’il est si près de la terre de ses ancêtres.

À l’habitude il évite ces terres comme la peste, mais aujourd’hui une requête l’y amène. C’est le dernier souhait d’une mourante, une femme pas si âgée que ça, mais que la consomption a emportée. Il n’est pas rare qu’on fasse appel à lui, qui s’est dédié à l’Étranger, lorsque l’inévitable approche. Il vient écouter et réconforter ceux qui se retrouvent sans famille avant que ne vienne le moment pour les Sœurs Silencieuses de faire leurs œuvres. Les mourants peuvent se confesser une dernière fois et ils en profitent souvent pour lui raconter toutes sortes de choses qui leur pèsent sur la conscience.

Cette femme ne voulait parler que d’une chose, l’enfant qu’elle avait perdue. Une fille nommée Primrose, la bâtarde du lord Damont Florent qu’elle avait connue en se prostituant. Il lui avait enlevé l’enfant dès qu’il avait été mis au courant de son existence et n’avait plus jamais donné de nouvelles. La pauvre femme, malgré son chagrin, n’avait jamais osé chercher à retrouver le lord au tempérament colérique. Elle espérait seulement que l’enfant vivait une vie meilleure, loin de la misère des bordels. Sur son lit de mort, elle demandait une chose toute simple au moine, qu’il retrouve l’enfant pour s’assurer de sa santé, l’informer du décès de sa mère et lui confier quelques petits objets sentimentaux.

Il se doutait bien que retrouver une enfant disparue depuis 10 ans ne serait pas chose si aisée, mais il avait accepté quand même par compassion pour la femme qui semblait dans ces derniers moments rongée par l’absence de l’enfant et pour espérer lui offrir quelques derniers instants de paix. Il s’était d’abord rendu au fief du lord Florent, mais il n’avait pas eu besoin de solliciter une entrevue avec lui. Il ne lui avait fallu qu’une conversation avec un domestique pour apprendre que la bâtarde du lord avait été envoyée à Boisdoré et qu’il ferait mieux de se faire discret, car Florent ne supportait pas qu’on s’intéresse de trop près à cette enfant.

Peut-être que l’Aïeule a entendu la prière du moine et attendrie par ses intentions louables a décidé de l’assister dans sa quête, car lorsqu’il ouvre de nouveau ses yeux après avoir terminé de réciter la lierce, une jeune fille d’à peu près le bon âge se trouve à proximité. Il le prend comme un signe et décide de commencer ses recherches avec elle plutôt que dans les environs la demeure seigneuriale.

-  Je m’excuse mademoiselle!

Après avoir attiré son attention, il se relève et s’approche à distance respectueuse, ses mains nouées devant lui.

-  Vous pourriez peut-être m’aider. Je suis à la recherche d'une fille d’une quinzaine d’années nommée Primrose Flower.

La jeune femme lui indique une tête blonde, dans le cœur du marché. La Flower qu’il cherche est bien la nièce de dame Elinor Rowan et le moine se formalise peu du changement de prénom, en fait il s’y attendait presque. Ce qui l’étonne un peu plus, c’est de voir la jeune fille qu’il recherche flanquée de deux gardes et d’une femme qu’il suppose une servante ou une dame de compagnie. Voilà une position bien confortable pour une bâtarde.

Il prend congé de la passante et ramasse prestement ses affaires qu’il avait laissées au sol. Dans son bol se trouvent maintenant quelques pièces et un bout de pain. Il aurait bien voulu remercier ses bienfaiteurs, mais il avait été trop concentré sur ses prières pour avoir connaissance des dons.

En se dirigeant vers celle qu’on lui a indiquée, il évalue plusieurs possibilités. Le marché n’est pas vraiment l’endroit approprié pour ce qu’il a à faire. Il envisage même rebrousser chemin et de rendre directement à la demeure de dame Elinor pour demander une audience à sa nièce plutôt que de l’aborder là, mais cela irait sûrement jusqu’au lendemain et il n’a que peu envie de s’attarder plus que nécessaire dans cette ville qui n’évoque pour lui que des souvenirs qu’il vaut mieux laisser dans l’oubli.

Il n’a pas de difficulté à la trouver auprès de l’étalage d’un marchand de tissus. Un des gardes l’a remarqué et il attend un signe de tête favorable avant de s’approcher de la jeune Flower qu’il salue avec déférence.

-  Veillez m’excuser mademoiselle. Vous êtes bien la fille du seigneur Damont Florent? On m’a chargé d’un message pour vous.

D’un geste qui pourrait trahir sa nervosité, il passe entre les doigts de sa main droite les billes de son chapelet. C’est qu’il a conscience de n’être dans ce contexte qu’un oiseau de malheur et qu’il n’y a jamais de bonne façon d’annoncer la mort. Il y a des façons pires que d’autres toutefois et même dans son empressement de quitter Boisdoré il ne lui viendrait à l’idée de faire une telle annonce devant un public ni de s’enfuir comme un voleur dès son message transmis.

-  Il s’agit d’une affaire personnelle. Si vous désirez continuer vos emplettes, je peux vous rejoindre à la demeure de votre tante un peu plus tard dans la journée, ou sinon on peut s’asseoir un peu à l’écart.

Il incline légèrement la tête, comme pour accepter d’avance le choix qu’elle fera.

Il voit bien que sa seule présence met la jeune fille sur ses gardes. Il est vrai que la situation est pour le moins inhabituelle. Ne voulant pas l’amener à un faux sentiment de confort, il ne dit rien pour la rassurer. Il se contente d’acquiescer lorsqu’elle l’invite à le suivre et il lui emboite le pas, marchant à ses côté et respectant le silence un peu lourd qui s’est installé.

Elle les installe dans un coin un peu à part d’une auberge et leur fait servir du vin. Il la remercie avec sincérité mais ni touche pas. Lui sait ce qui s’envient et cela lui coupe l’appétit. Peut-être après il aura envie de ce genre de réconfort. Il y a des choses auxquelles on ne s’habitue jamais complètement. D’ailleurs peut-être que son malaise est plus transparent qu’il le croit, car plus le temps avance plus il lui semble que la jeune fille partage son angoisse.

- Quelle est cette affaire personnelle dont vous voulez me parler ? Et qui vous fait venir du domaine de mon père. Quel est votre nom d’ailleurs Septon ?

-  Vous m’honorez mademoiselle, mais je ne suis point Septon. Je ne suis qu’un moine errant et on m’appelle le frère Athanias. Je ne suis pas non plus envoyé du domaine de votre père. C’est plutôt au sujet de votre mère que je suis ici…

Il change finalement d’avis et prend une gorgée de sa coupe. Un dernier doute le secoue. Est-ce un peu cruel de transmettre un tel message dans une auberge? Mais rien ne lui dit qu’il serait plus confortable pour la jeune Flower de parler de sa mère, et donc inévitablement de son statut de bâtarde, dans la maison de dame Rowan. Il a conscience de la chaperonne qui est assise à la table derrière et du garde non loin. Tout sera du pareil au même à la fin il suppose. La nouvelle se répandra.  

-  C’est avec le plus grand regret que je dois vous annoncer que votre mère est décédée. Je l’ai veillée dans ses dernières heures et c’est elle-même qui m’a chargé de vous retrouver pour vous transmettre la nouvelle.

Il pose sur Primrose, ou plutôt Laerra, un regard plein de compassion. Même s’il lui reste des choses à dire, il ne parlera plus avant qu’elle ait elle-même brisé le silence. Il veut lui laissant le temps nécessaire pour digérer cette information.

Il peut voir les larmes briller dans ses yeux. Une part de lui a envie de la serrer dans ses bras et de la consoler comme une enfant, elle est d’ailleurs à peine sortie de l’enfance, mais par convenance il demeure à sa place. Puis, comme c’est souvent le cas après une telle annonce, le silence écrasant finit par faire place à un flot de questions.

- Je… n’ai pas beaucoup de souvenirs de ma mère… De quoi est-elle… morte ?

- Elle est morte de consomption. La maladie la rongeait déjà depuis plusieurs mois de ce que j’ai compris.

- À quoi ressemblait-elle ? Je ne me souviens pas de grand-chose… Un peu de sa voix, son parfum… mais son visage est flou maintenant…

Lui-même n’a que peu de mémoire pour les visages et celui de la mère de Primrose se perd déjà parmi tant d’autres qu’il a vus passé, mais pour ne pas ajouter à la détresse de la jeune femme, il fouille dans les recoins de sa mémoire et lorsque celle-ci flanche, il invente les détails nécessaires.

- Lorsqu’elle avait votre âge, elle devait vous ressembler. Ses cheveux avaient le même blond que les votes et vous avez ses traits, mis à part peut-être pour les yeux. Les siens étaient plus foncés.  

- A-t-elle souffert ?

Il pose sur elle un regard plein d’empathie. Cette fois, il ne peut embellir la réalité ou inventer des détails plus charmants sans aller à l’encontre de sa conscience.

- Rares sont ceux qui ne souffrent pas au moment de mourir. Durant les dernières semaines de sa vie, elle avait une toux assez sévère qui l’empêchait de travailler. Ces derniers instants ont toutefois été aussi paisibles que possible et elle est morte dans son lit après s’être confessée une dernière fois et avoir reçu les derniers sacrements. Ce sont les sœurs silencieuses qui se sont occupées des rites funéraires.

Il rajoute le dernier détail au cas où Primrose s’intéresserait aux détails plus pragmatiques. Il est prêt à lui indiquer l’emplacement de la tombe si elle en exprime le désir, mais pour l’instant il ne veut pas la brusquer. Après tout, il y a bien longtemps qu’elle n’a pas vu sa mère et la route jusqu’à Rubriant est longue.

-  Pensez-vous que les sept… malgré son métier… vont l’accepter après d’eux ? »

Il s’attendait à cette question. Avant d’y répondre, il prend le temps de boire une gorgée de vin tout en pesant soigneusement ses mots.

-  Je ne peux évidemment prétendre comprendre ou connaître complètement la volonté des Septs et leurs actions. Et il s’en trouverait pour me contredire, mais je crois que oui votre mère va rejoindre les Septs, ou même est-elle déjà avec eux. J’ai reçu sa dernière confession et je crois son cœur suffisamment pur malgré qu’elle ait eu une existence… difficile.

Le flot des questions se tarit pour un instant et le moine en profite pour glisser ce qu’il a à dire. Ce moment de silence lui étant suffisant pour se rappeler, malgré la petite tragédie qui se joue ici, son désir de quitter Boisdoré avant la nuit.

-  Elle regrettait amèrement d’avoir été séparée de vous et elle vous aimait tendrement, vous savez? Elle m’a fait promettre que je m’assurerais que vous étiez traitée convenablement et je vois bien que oui. Elle m’a aussi chargée de vous remettre ceci.

Il dépose un petit paquet sur la table. Celui-ci est constitué de quelques morceaux de linge brodé, des vêtements d’enfant qui ont appartenu à Primrose il y a déjà longtemps et que sa mère a précieusement conservé. Un bracelet est niché bien en sécurité au milieu des tissus.

-  Elle a bien évidemment été enterrée avec son plus beau linge et elle en possédait peu, mais je vous ai également apporté ceci qui lui appartenait.

Le moine rajoute sur la table un humble fichu.

Elle prend le temps de regarder les affaires qu’il a mis sur la table, puis le remercie un sanglot dans la voix. Encore une fois, le moine est saisi de compassion pour la jeune femme qui cache une partie de son visage dans le fichu de sa mère.

« Ce n’est rien. Je suis vraiment navré d’avoir eu à vous transmettre une si sombre nouvelle et je vous offre encore une fois mes plus sincères condoléances »

La jeune Flower fait un signe et un des gardes approche. Athanias devine que cela sonne la fin de cette rencontre et en profite pour refermer son sac.

« Si vous le souhaitez, aller à Boisdorés pour un repas chaud et une bonne nuit de sommeil… »

Allant à l’encontre de son instinct et de son orgueil qui lui crient de quitter Boisdoré au plus vite, il incline poliment la tête à l’invitation en disant « Je ferai cela. Merci beaucoup ». C’est son empathie ainsi que son sens du devoir qui le guide. Il croit deviner que Primrose pourrait vouloir lui parler de nouveau lorsqu’elle aura encaissé le choc initial. Il n’est pas non plus opposé à l’idée de manger un repas chaud et copieux et de dormir dans un lit, lui qui est fourbu d’avoir fait le trajet depuis Rubriant.  

« Je quitterai Boisdoré demain dans l’avant-midi, mais d’ici là je reste à votre entière disposition. »

Le moine se lève de table et s’incline légèrement devant la demoiselle en guise de salut.

« Puisse les Sept veillez sur vous et apaiser votre peine. »

Il salue également le garde d’un signe de tête avant de quitter la table.