Elle n’avait point dormi de la nuit, et la fatigue se lisait à présent sur son visage blafard et terne, qui retranscrivait à merveille toutes les inquiétudes que son coeur portait ; Dovna savait que son avenir, en ces lieux capturés par les guerriers venus des flots, était incertain, mais elle ignorait encore si elle devait espérer une issue favorable ou attendre la mort sans broncher. Elle eut envie de s’asseoir dans un coin et d’attendre que l’on vienne rompre sa gorge blanche avec une lame argentée mais, songeant qu’elle venait tout juste de retrouver sa liberté par son veuvage, elle se découvrit une irrépressible envie de vivre : s’il lui fallait périr de leurs mains, elle allait au moins essayer de survivre.

« Excusez-moi… Pardon… »

Se frayant péniblement un chemin à travers la foule compacte, la blonde à la tresse défaite portait entre ses bras frêles de lourdes cargaisons, qu’elle devinait être du vin ou de la bière visant à abreuver les fiers envahisseurs ; bousculée ici et là, tremblant de froid dans les vêtements troués et déchirés qui recouvraient encore sa peau, l’esclave qu’elle était devenue eut fini par faire malencontreusement tomber le précieux butin des Fer-Nés, qui se rompit sur le sol dans un craquement sonore. Figée au-dessus du résultat de sa maladresse, les mains encore relevées, elle vit avec effroi que certains guerriers se retournaient vers elle, alarmés par le bruit qu’elle venait de provoquer. Le silence dont elle fit preuve témoignait d’une pointe d’appréhension et, tandis qu’elle observait un homme qui se rapprochait d’elle à vive allure, elle sentit que ses jambes grelottantes étaient sur le point de céder à leur tour. « Pitié… » Marmonna-t-elle tout bas, sans qu’aucune autre personne ne puisse l’entendre. Mais l’homme ne fit point usage de son épée, et empoignât plutôt brusquement son bras pour l’entraîner vers le fort sans lui adresser le moindre mot. N’ayant pas d’autres choix que de le suivre, d’un pas qui se voulait pressé et craintif, la Colombe se retrouvât bien vite sur les remparts, presque jetée de la main de son geôlier vers une silhouette encapuchonnée.

Celle-ci n’étant pas assez massive pour appartenir au nouveau Seigneur de cette terre, Dovna l’avait longuement observée avant de se rapprocher d’elle avec prudence, joignant ses deux mains tremblantes sur le devant de son corps pétri par le froid. Méfiante, jugeant qu’ils étaient assez barbares pour lui tendre un piège et la jeter du haut des murailles pour la punir de sa maladresse, elle s’était interrompue non loin de la mystérieuse présence, se contentant de racler timidement sa gorge pour se manifester avant de prendre la parole, hésitante :

« Euh… Bonjour… »

Son coeur eut manqué un battement lorsque la mystérieuse silhouette s’était retournée vers elle mais, en découvrant son visage familier, Dovna sentit que des frissons de soulagement avaient dégringolé sa nuque tandis que ses épaules s’abaissaient soudainement, rassurée de découvrir la présence de celle qu’elle avait déjà croisé auparavant. Il semblerait que cette rencontre eût été dans une ancienne vie, et elles étaient toutes deux prisonnières de celle-ci : dans leur malheur partagé, au moins eurent-elles peut-être le réconfort de savoir qu’elles n’étaient pas totalement seules entre leurs griffes ?

Un soupir de délivrance passant la barrière de ses lèvres, Dovna lui avait adressé un sourire soulagé tout en se rapprochant d’elle pour saisir ses mains dans les siennes, les serrant comme pour s’assurer qu’elle était bien là, que ce n’était pas un rêve. C’était peut-être dérisoire mais, dans cette terrible tragédie, la brune lui apparaissait comme le signe que les choses allaient s’arranger. Du moins, elle essayait de s’en convaincre.

« Delylah ! Oh, je suis tellement heureuse de vous voir… »

Devait-elle réellement s’en réjouir ? Se reculant de quelques pas tout en apportant ses mains froides contre son visage blême comme pour se remettre de ses émotions et reprendre ses esprits, la blonde s’était brièvement retournée pour vérifier que personne ne venait à leur rencontre, ce qui était bel et bien le cas. Par la providence du ciel, elles avaient peut-être quelques précieuses secondes loin des yeux du tyran et de ses sbires, alors elles devaient en profiter pour se parler sans craindre le courroux de leurs geôliers.

« Je... J’étais en convalescence sur vos terres, après le décès de mon époux… Et ils sont arrivés, je… »

Elle interrompit son discours quelque peu décousu en prenant soudainement conscience de la réalité : si l’envahisseur était le nouveau seigneur de Salvemer et si elle tenait en ces lieux, qu’en était-il des membres de sa famille ? Les sourcils légèrement froncés, redoutant les mots qu’elle allait entendre, Dovna lui demanda, d’une voix fébrile et basse :

« Delylah, où sont les vôtres… ? »

Quoique ces retrouvailles, aussi inespérées que réconfortantes, eurent un instant allégées ses tourments, l’horreur de la situation fit bien vite de réinstaller son courroux sur ses pensées angoissées ; si Delylah était présente en ces lieux occupés, cela signifiait bien évidemment que le restant de sa famille devait l’être aussi. Dovna redoutait ardemment d’entendre des faits funestes à leur propos, mais les révélations de la jeune fille furent bien plus effroyables qu’elle n’avait pu l’imaginer. Elle avait eu une grimace affligée en entendant qu’ils avaient été décapités et donnés aux porcs, si bien qu’elle avait senti son coeur se relevait d’une nausée passagère. Des monstres. Ils étaient des monstres.

Reculant d’un pas pour ne pas éveiller les soupçons des Fer-Nés, la blonde avait longuement papillonné des cils tout en enlaçant ses propres bras puis ses épaules, éprouvant une terrible compassion à l’égard de la malheureuse, qui devait non seulement porter le poids du tyran sur son nom, mais également l’asservissement de sa propre famille sur ses yeux. Au moins, songea-t-elle qu’elle n’avait personne à pleurer sinon sa propre personne : sa famille était bien loin désormais, et quand bien même leurs visages et leur douceur lui manquaient horriblement, elle état soulagée de les savoir en sécurité.

« Oh, Delylah… C’est… Je suis tellement désolée… »

Elle n’avait rien fait pour provoquer cette situation, elle n’était responsable de rien mais elle n’avait pu s’empêcher de formuler ces quelques mots de circonstance avant de poursuivre, d’une voix basse et discrète, de sorte à ce que sa comparse soit la seule à pouvoir l’entendre :

« Leurs crimes ne resteront pas impunis, croyez-moi. »

Inspirant légèrement par le nez pour se convaincre de la véracité de ses mots, la blonde avait glissé une main sur sa nuque tout en se retournant pour vérifier qu’aucune menace ne se dirigeait vers elles, avant de lui répondre, en essayant de reprendre ses esprits malmenés.

« Ils ignorent qui je suis alors ils m’ont faite simple esclave ; je leur ai dit que je me nommais Sybille. Je n’ai guère de valeur à leurs yeux et je pense que c’est une très bonne chose. »

Une question brûlant sa langue, elle avait hésité quelques secondes avant de la formuler à voix haute, craignant d’être surprise dans leurs échanges mais ne pouvant réfréner l’envie d’acquérir un nouvel espoir :

« Pensez-vous que des alliés sont en route ? Qu’on va venir nous sauver ? »

Il fallait qu’on lui dise oui, elle ne supporterait pas d’entendre qu’elle était seule, piégée et sans issue favorable à sa survie.

Une grimace affligée s’était posée sur ses lèvres lorsque, voyant les yeux brillants de la demoiselle, Dovna avait compris qu’elle faisait des efforts monstres pour contenir ses larmes. Des raisons de pleurer, elle en avait plusieurs… Mais Delylah était courageuse et ne se laissait pas abattre par l’ennemi, ce qui forçait l’admiration de la plus âgée des deux, il fallait bien l’avouer.
N’étant pas véritablement armée pour savoir comment réagir dans ce genre de situation, elle s’était contentée de relever ses sourcils dans une expression de compassion, tandis que ses lèvres forçaient un étirement pour dessiner l’ébauche d’un sourire qui essayait d’être réconfortant, bien qu’elle savait que c’était fugace face au chagrin de la jeune fille fraîchement mariée contre son gré.

« Il faut garder espoir. »

Avait-elle fini par dire, d’une voix quelque peu tremblante, laissant son regard se perdre un instant sur le paysage qui défilait au-delà des remparts. Tout semblait si paisible, si tranquille… C’était bien mensonger et trompeur. Rien n’était paisible ici. Elle regrettait d’être venue à Salvemer, elle regrettait d’avoir gardé le silence sur le désastre de son mariage, elle regrettait de ne pas avoir avoué la vérité concernant les mauvais traitements reçus par son défunt époux… Si elle avait été honnête, peut-être que sa famille n’aurait pas organisé ce funeste voyage pour la consoler ?  Elle sentit à son tour que les larmes venaient envahir ses yeux, menacés par le vent froid qui soufflait, elle fut obligée d’abattre le voile de ses paupières pour les fermer. Quelques perles salées, rebelles, coulèrent le long de sa joue mais elle fit bien vite de les effacer du bout des doigts.

Croisant ses bras contre son buste à peine recouvert par le tissu fin et abîmé de sa robe en lambeaux, elle avait faiblement hoché son visage de haut en bas, essayant de se convaincre de la véracité de leurs propos. Oui, ils allaient venir les sauver. Bientôt. Ils devaient être en route. Il fallait se raccrocher à ce mince espoir sinon il ne leur restait pas grand chose.

« Vous avez raison Delylah… Ils vont venir. »

Espérant peut-être les voir apparaître à l’horizon, Dovna avait de nouveau tourné sa nuque vers le paysage immobile, une légère déception passant dans son coeur avant qu’elle ne se reprenne, sous les paroles audacieuses de la brune. Fuir… Elle devait bien reconnaître qu’elle y avait déjà songé, mais le courage lui manquait pour l’instant. Troublée, elle avait longuement papillonné des cils avant de vérifier que personne ne pouvait les entendre, craignant d’en subir les conséquences sinon.

« Fuir… Et comment le pourrai-je ? Ils sont partout… Mais si je peux, je le ferai. Et je vous promets d’aller chercher de l’aide et de revenir pour vous sauver, vous et votre famille. Croyez-moi. »

Après l’élocution fébrile de leurs maigres espoirs concernant le sauvetage de Salvemer, les deux jeunes filles restèrent un moment silencieuses, le regard perdu dans le vide de leurs pensées soucieuses. La plus jeune songeait peut-être au sort terrible qui venait d’être appliqué à sa famille, et sur son propre destin désormais lié au nom des Sparr ; si sa condition d’esclave n’était guère reluisante, Dovna avait songé, avec un brin d’égoïsme peut-être légitime, qu’elle préférait davantage être asservie sous la coupe du tyran que de partager sa couche. Mais les rapports forcés, la brutalité, la peur et l’angoisse, elle l’avait aussi vécu auprès de son défunt époux ; elle comprenait donc fort bien la souffrance muette et intime que la brune éprouvait, mais ne trouvait pas le courage de lui en parler, de peur d’accroitre sa douleur.

Mais Delylah eut fini par reprendre la parole, lui soufflant l’idée d’une fuite… L’idée avait là depuis un moment dans l’esprit de la blonde, mais elle n’était guère une stratège capable d’établir un plan infaillible pour orchestrer son départ secret. De peur qu’une oreille indiscrète n’entende leurs échanges, Dovna avait fait un pas vers elle l’air de rien, acquiesçant néanmoins à ses propos de vérité.

« Il est vrai. Mais il est difficile de passer les portes de Salvemer, ils surveillent sans cesse les allées et venus… »

Mordillant le coin de sa lèvre tout en joignant ses mains sur le devant de son corps, écoutant attentivement les paroles de celle qui était désormais sa complice. Parler à Jeffroy… Elle avait conversé bon nombre de fois avec lui lorsqu’ils étaient plus jeunes, c’était un homme fort, fier et intelligent. Oui, elle allait essayer de lui parler, c’était une bonne idée. Portant un nouvel espoir en son coeur, Dovna avait hoché son visage de haut en bas, fixant un point invisible pendant quelques secondes avant de lui répondre, d’une voix toujours basse mais visiblement gênée de formuler une telle demande, si bien qu’elle avait longuement frotté ses mains l’une contre l’autre avec nervosité :

« Est-ce que… Est-ce que vous avez besoin d’une servante, d’une dame de compagnie ? Je n’ai jamais tenu ce rôle mais je ferai de mon mieux pour voir servir… »

Trouver un moyen, c’était peu dire… L’assurance avec laquelle Delylah vint à parler avait quelque peu enorgueilli le coeur de la jeune esclave qui, sous ce qui semblait être un encouragement déterminé et invétéré, avait hoché son visage de haut en bas en pressant silencieusement ses lèvres l’une contre l’autre, n’osant la contrarier et voulant sincèrement y croire. Oui, ils devaient être informés de ce qui se passait entre les murs de Salvemer, ils devaient savoir le sort terrible qui était appliqué contre les Mallister, contre son amie, contre toutes les personnes jadis libres et réduites en esclavage sur cette côte autrefois paisible. Pour eux, pour chacun d’eux, elle allait y arriver. Je l’espère, aurait voulu répondre son coeur. Je le ferai, murmurait son âme.

Gardant cette force insoupçonnée en elle, songeant qu’elle en aurait bientôt besoin, la blonde s’était hissée aux côtés de son amie en rentrant ses maigres épaules vers l’intérieur de son propre corps, essayant de s’abriter du vent glacé qui soufflait sur les hauteurs du fief. Et après un court moment de silence, qui fut presque réconfortant et apaisant pour les deux captives qu’elles étaient, Dovna avait formulé la demande — tout à fait inédite, jamais elle n’avait songé prétendre à un tel rang, d’être sa suivante.

Seulement, comme elle s’y était attendue, cela ne relevait nullement de la volonté de la belle brune, mais plutôt du tyran qui s’était imposée par la force et la terreur ; une expression attristée eut brièvement traversé son visage avant qu’elle ne relève le menton, affichant un sourire qui se voulait rassurant et quiet, mais qui laissait tout de même entrevoir toute l’inquiétude et la peine qu’elle éprouvait :

« Qu’importe, s’il refuse. Désormais, vous avez la certitude de ne pas être toute seule. »

Lui adressant un sourire plus franc tout en tremblant légèrement de froid, sa longue chevelure blonde emportée par le vent dans son dos, elle avait rejoint l’horizon d’un regard, rêvant d’y voir apparaître un océan de chevaliers venus à leurs secours. Mais il n’y avait personne. Et puisque personne ne venait, elle allait devoir les trouver elle-même.

« Je vais le faire. »

Souffla-t-elle d’une voix discrète, juste avant que des pas ne se fassent entendre dans leurs dos. L’homme, visiblement dépêché sur les lieux pour guetter la Dame de Salvemer, se posta non loin d’elle en croquant dans une pomme juteuse, ce qui fit légèrement grimacer la veuve. L’observant quelques secondes à peine, elle s’était retournée vers Delylah en soupirant, songeant qu’il s’agissait peut-être là d’un message du destin : elles ne pourraient jamais leur échapper.

« Il va falloir démontrer du courage, Delylah… Du courage et de la force. Nous allons leur survivre, je vous le promets. »

Delylah allait essayer de lui parler… C’était déjà une bonne chose, songea-t-elle tout bas, se satisfaisant sans trop de mal de ce maigre espoir qu’elle entrevoyait avec soulagement ; une dame de compagnie, même captive, serait sans nul doute mieux traitée qu’une simple esclave. Baissant le menton vers ses mains abîmées, qui n’étaient d’ordinaire que dévouées aux fins ouvrages, Dovna avait pressé ses lèvres l’une contre l’autre avec émoi, se rendant compte de l’état déplore dans lequel elles étaient : de fines plaies striaient sa peau à la fois blême et rougie, signe que le froid asséchait celle-ci.

« Je vous en remercie. Puisse-t-il trouver assez de bonté en son coeur pour nous l’accorder. »

Souffla-t-elle tout bas en réprimant un frêle sourire de tristesse, tandis que ses yeux guettaient discrètement la silhouette massive qui veillait dans leurs dos, visiblement bienheureux de la peur muette qu’il inspirait aux deux demoiselles ; le fer-né mastiquait bruyamment les morceaux de pomme qu’il arrachait de ses dents gâtées, provoquant un bruit de craquement que la blonde trouvât tout à fait sinistre. De dégoût, elle avait légèrement grimacé en se retournant vers Delylah, qui louait la valeur des Fer-Nés… Quoi ?! D’abord surprise, Dovna avait légèrement froncé ses sourcils en écarquillant ses paupières, avant de comprendre.

« Oh, oui, bien sûr… »

Serrant sa main dans la sienne pour lui signifier qu’elle avait finalement compris le double-sens caché de cette phrase, Dovna avait lancé un regard appuyé à la brune avant de hocher son visage de haut en bas, sans se retourner vers le Fer-Né derrière eux afin de ne pas éveiller les soupçons.

« Oui, un honneur… » L’horreur, plutôt. « J’espère que leur gloire ne cessera de s’étendre sur le continent. » Jamais.

Ces mots, d’une fausseté qui ne traversait jamais sa langue d’ordinaire, la firent grimacer. Elle n’en pensait rien, et espérait plutôt qu’ils repartent sur leurs navires en les abandonnant ici mais, au fond, elle savait que cela ne durerait pas. Peut-être que Delylah resterait auprès de son époux mais, elle ? Est-ce qu’elle allait être envoyée sur les Îles ? Est-ce qu’ils allaient finir par la tuer ? Et s’ils venaient à savoir qu’elle était noble, elle aussi… Une angoisse s’approchant, elle avait lentement inspiré par le nez tout en déglutissant avec difficulté, essayant de rester calme. Il le fallait. Elle avait suffisamment d’hématomes sur le corps, elle ne devait pas leur donner une raison supplémentaire de la battre.

« Il commence à faire froid, Ma Dame. Peut-être devriez-vous rentrer ? »

Si la blonde n’avait rien ajouté de plus en entendant les mots fébriles de sa comparse, elle n’avait pu s’empêcher de baisser les yeux durant quelques secondes tout en frottant ses lippes l’une contre l’autre, ne pouvant que compatir à la peur terrible inspirée par l’époux tortionnaire qui était maître en ces lieux. Mais elle s’étonnait silencieusement d’avoir vécu des moments similaires car, si Ralph n’était guère un fer-né, sa cruauté et son égoïsme étaient semblables aux leurs, aussi, comprenait-elle fort bien les sentiments éprouvés par Delylah.

Après quelques mots mensongers échangés à propos des fer-nés, qu’il ne fallait surtout pas contrarier, les deux jeunes femmes prirent la décision de prendre le chemin du fort, afin de se protéger du vent glacé qui commençait à souffler entre les remparts, mais surtout pour écourter la surveillance dont elle était l’objet. Ce satané fer-né, aux manières grossières, ne les quittait point du regard ! Décidant de l’ignorer, Dovna avait hoché son visage de haut en bas tout en laissant transparaître un sourire enjoué, le premier depuis le début de sa captivité. Ce pouvait être risible mais la perspective de vivre un moment simple, quiet et tranquille, lui apportait suffisamment de joie pour que son coeur s’emballe, songeant que durant un instant, elle allait pouvoir retrouver sa vie d’avant.

« Je suis honorée de pouvoir broder en votre compagnie, Lady Delylah. »

Marchant d’un pas unanime l’une à côté de l’autre, la belle brune conduisit l’esclave jusque dans les écuries, où les équidés s’impatientaient dans leurs boxes ; des hennissements fusèrent, et le bruit des sabots martelants le sol ne put qu’accabler son coeur d’un chagrin immense. Les pauvres… Depuis combien de temps étaient-ils enfermés ? Doucement, se mettant parfois sur la pointe des pieds, Dovna avait dispensé mille caresses aux chevaux présentants leurs oreilles droites à ses doigts doucereux. Quelle tristesse de voir ces animaux majestueux être également captifs du tyran…

Les deux demoiselles échangèrent néanmoins un sourire complice, avant de regagner les appartements de l’épouse du seigneur. Dovna avait bien senti que l’atmosphère s’était considérablement appesantie au fur et à mesure du trajet, mais elle avait gardé le silence, ne voulant pas l’importuner davantage. Pas alors qu’elles pouvaient croiser un envahisseur au détour d’un couloir… Il fallait attendre d’être à l’abri des oreilles indiscrètes.

Lorsque la porte s’ouvrit, dévoilant l’intimité du couple, Dovna rassemble ses mains sur le devant de son corps tout en lançant un regard bienveillant à la brune, avant d’y entrer. Frigorifiée, elle ne réfléchit pas et se précipite vers la cheminée crépitante, rapprochant ses mains tendues, rougies et froides pour que les flammes dansantes viennent les réchauffer et les réconforter. Elles sont si froides qu’elles lui font presque mal, mais elle soupire étrangement de soulagement, un frêle sourire aux lèvres.

« Je suis sûre que le Seigneur Manfyrd  appréciera… »

Se redressant, bien qu’ayant du mal à s’éloigner de la cheminée tant le sentiment de chaleur lui manquait cruellement, Dovna avait fait quelques pas pour s’approcher de Delylah et de la robe, tout en frottant ses mains l’une contre l’autre près de sa bouche quelque peu gercée.

« Elle sera très jolie, je n’en doute pas… Mais nous avons encore beaucoup de travail. Allons, prenons place… »

Songeant combien l’acte devait être douloureux et humiliant pour l’épouse forcée qu’elle était, Dovna avait à coeur de faire en sorte que cet instant soit le plus calme et paisible possible : cela commençait par mimer une normalité qui n’était guère véritable, mais qu’importe, elles avaient peut-être besoin d’être dans le déni pour leur survivre.
Tirant deux chaises pour les installer près de la cheminée, Dovna s’était également employée à déposer tout le nécessaire à couture sur une petite table ronde juste à côté, invitant alors la brune à se joindre à elle, un doux sourire aux lèvres.

« Vous le savez peut-être déjà, je n’ai jamais eu la chance de connaître ma mère ; j’ai appris à broder avec ma nourrice. Oh ! Une sacrée femme. Elle pouvait broder à une vitesse tout à fait prodigieuse. Une fois, je me suis plantée l’aiguille dans la main en voulant l’imiter ! »

Un petit rire passant la barrière de ses lèvres, Dovna avait relevé les yeux vers Delylah en espérant lui changer les idées avec ce récit d’enfance, bien que sa douleur devait être tant immense qu’aucun baume ne saurait l’apaiser…

Assises sur deux fauteuils confortables devant la cheminée crépitante, toutes deux s’affairant à la confection minutieuse d’une robe bleutée reposant sur leurs genoux fatigués, les demoiselles offraient un portrait de quiétude et de normalité bien trompeur : il n’y avait rien de véritablement paisible en ce décor, mais peut-être se complaisaient-elles dans l’idée que ce moment partagé était un instant de calme au milieu de la tempête. Pour l’heure, elles étaient à l’abri des orages et du vent, mais aucune des deux ignorait l’idée que la bulle de réconfort serait de courte durée.

Elles se mirent donc au travail, l’ouvrage fin occupant suffisamment leurs mains pour distraire leurs esprits de chagrin, qui s’apaisaient peut-être au contact de cette présence réconfortante et du feu apaisant qui soufflait une chaleur rassurante en leur direction. Légèrement penchée au-dessus de la robe, sa main gauche maniant l’aiguille pour relier les fils précieux entre eux, elle avait tendu l’oreille vers son amie avant de lui répondre, un léger sourire aux lèvres :

« Je n’avais point de concurrence avec mes frères, moi !   »

Ses frères… Ils lui manquaient tellement. Mais au moins, ils étaient en sécurité, loin du vacarme, loin de la douleur, loin de l’horreur. Contrairement à Delylah, Dovna n’avait pas le malheur de voir les membres de sa famille enchaînés : elle avait alors pressé ses lèvres l’une contre l’autre, posant un regard caressant sur la brune accablée de toutes parts.

« Je comprends… Comment vont-elles ? Est-ce qu’elles se portent bien ? »

Continuant de broder en compagnie de son amie, Dovna sentait que ses forces lui revenaient peu à peu. Elle était tranquille, confortablement installée et réchauffée par les flammes qui ronflaient dans l’âtre ; elle eut arboré un sourire quiet jusqu’aux dernières paroles de Delylah, qui lui fit perdre son rictus paisible. Évidemment, elle avait raison. Il était préférable de ne pas contrarier le monstre qui lui servait d’époux, mais la blonde voulait à tout prix la rassurer :

« Même la plus longue des nuits voit le soleil se lever. »

Un nouveau sourire prenant place sur ses lèvres, Dovna avait hoché son menton de haut en bas avant de poursuivre sa tâche, d’une main minutieuse et adroite. Même dans cet instant paisible, le malheur qui se trouvait derrière la porte close ne disparaissait pas.

« Est-ce que le Seigneur Manfyrd a des projets pour Salvemer ? Allons-nous partir dans les Îles de Fer ? » demanda-t-elle sans lever les yeux de sa couture, silencieusement inquiète à cette perspective.

Personne ne leur fait du mal, venait-elle de dire. La formulation eut pour effet de former un sourire affligé aux lèvres de la blonde qui, par un regard sincèrement attristé, avait brièvement caressé sa comparse des yeux ; si les autres femmes de sa famille ne souffraient pas, Delylah, elle, était prise au piège dans l’arène du monstre, et cette réalité désastreuse ne cessait de la hanter.

« C’est déjà une bonne chose, j’imagine… Elles doivent vous êtres reconnaissantes des sacrifices que vous faîtes pour les écarter du malheur. »

Quoique certaines mauvaises langues parleraient de déshonneur la concernant, maintenant qu’elle était mariée à un envahisseur cruel et étranger, Dovna accordait plutôt le courage et la résignation à la brodeuse sagement installée à ses côtés, qui laissait à peine entrevoir les douleurs qu’elle éprouvait. Peut-être ne voulait-elle pas accabler les autres avec son chagrin, considérant que chacun avait son lot en ces lieux : certes était-elle mieux nourrie et mieux habillée, mais valait-il mieux endurer l’étreinte forcée ou la morsure du froid et de la faim ? Sans véritablement trouver de réponse à cette question, Dovna avait relevé son menton pour croiser le regard de Delylah, lui offrant un sincère sourire de tendresse.

« La tempête passe également. Et le soleil revient toujours briller. »

Le soleil. La liberté. S’il ne venait pas assez vite, Dovna irait le chercher elle le savait, et Delylah le savait aussi. En silence, elles avaient brodé durant quelques instants encore avant que la blonde ose évoquer un potentiel départ pour les Îles de Fer, mais l’épouse n’avait pas de réponse précise à apporter. En revanche, elle avait une question… Une question que Dovna s’était longtemps posée, mais qu’elle n’avait jamais pu partager avec autrui. Elle voulait apporter une réponse à Delylah, la réponse qu’elle aurait aimé recevoir, bien qu’elle n’était point sûre que ses mots allaient alléger le fardeau de la jeune mariée.
Interrompant les mouvements de sa main et nouant ses doigts pour se donner du courage, elle avait pris une fine respiration avant de répondre, hésitante et quelque peu honteuse d’avouer enfin ce qu’elle avait vécu au cours de son mariage :

« Mon mari était, à bien des égards, violent, coléreux, égoïste… Il ressemble en bien des points au votre. Rien de ce que je faisais ne trouvait grâce à ses yeux ; il n’a jamais été satisfait de m’avoir comme épouse, bien que j’eus fait des efforts pour tenter de lui plaire. Même quand j’essayais de me montrer douce et amicale, il redoublait de cruauté à mon égard car il se sentait puissant. Et il l’était. Oh, oui, il l’était. Est-ce que tous les Hommes se ressemblent ? Non, je ne crois pas… Je l’espère, du moins. Alors vous pouvez essayer de lui démontrer de la gentillesse, oui… Mais il va falloir apprendre à reconnaître ses humeurs, ce qu’il aime et ce qu’il déteste. Ne pas faire trop de bruits pour ne pas le déranger mais ne pas être transparente non plus. C'est une exercice périlleux, une survie de chaque instant. Vivre dans l’ombre d’un monstre, voilà notre guerre à nous, les femmes. »

Le geste d’amitié, dument noué autour de la tendresse et de la compassion qui les unissaient déjà, lui avait arraché un sourire suave malgré les mots odieux qu’elle relatait enfin : Delylah était la première personne à entendre ces révélations tragiques car, en sa compagnie, Dovna ne craignait point la honte ou l’indifférence. Peut-être fallait-il l’avoir vécu pour le comprendre, et celle qui avait été arrachée brutalement à son insouciance et à sa famille ne pouvait qu’entrevoir ce qu’elle avait vécu. Ainsi, se comprenait-elle en un regard.

« Ne le soyez pas… Vous n’êtes responsable de rien ma chère. »

Passant sa main libre sur celle de Delylah, Dovna avait légèrement penché son visage sur le côté avant d’hocher son menton de haut en bas, ne pouvant qu’approuver les dires de son amie, bien qu’ils étaient d’une tristesse tout à fait affligeante.

« Mais nous allons survivre. Oui, nous allons survivre à cette tempête. »

Comme toutes celles qui suivront, pensait-elle tout bas. Elles restèrent quelques secondes ainsi, se gorgeant peut-être de l’espoir de l’une et de l’autre avant de reprendre leur tâche minutieuse, brodant la robe avec une attention toute dévouée : si elles allaient trop vite, peut-être n’auraient-elles plus l’occasion d’ainsi bavarder au coin du feu, comme si elles étaient deux amies n’étant point privées de leur liberté.

Mais en entendant la remarque de Delylah, Dovna avait brièvement interrompu ses gestes en relevant légèrement les yeux sans croiser son regard, n’étant pas tout à fait sûre qu’elle devait s’en réjouir ; l’absence d’héritier, d’ordinaire offert par l’épouse accomplie, n’était jamais venu bénir leur union, aussi sa stérilité prétendue eut fini par être une raison des mauvais traitements reçus. Parfois, une partie d’elle-même se disait que Ralph, tout sot et mesquin qu’il était, avait peut-être raison sur ce point… Peut-être ne porterait-elle jamais la vie ? Chassant ces pensées de son esprit, Dovna s’était contentée de lui envoyer un sourire complice, ne sachant quoi lui souhaiter : porter la descendance de son cruel époux pour assouvir la filiation tant désirée, ou subir son courroux de père avorté ?

Un soupir passant la barrière de ses lèvres, Dovna avait balancé son menton de gauche à droite avant de reprendre enfin la parole, quelque peu troublée d’évoquer tout ceci et de raviver quelques souvenirs encore outrageusement douloureux :

« Non… Ils n’auraient pas compris, je crois. Je craignais à la fois leur indifférence et leur colère ; s’ils m’avaient rejetée, j’en aurais souffert. S’ils m’avaient vengé, j’en aurais souffert aussi. Les choses sont différentes pour vous… Vous vous sacrifiez pour votre famille, et je suis sûre qu’ils vous chérissent pour ça. »

La belle brune n’eut guère le temps de répondre que, déjà, quelques coups distinctifs furent cognés contre la porte : relevant son visage dans un sursaut, y perdant toute trace de paix ou de gaieté, Dovna avait difficilement ravalé sa salive en posant les yeux sur son amie. Est-ce qu’on venait chercher ? Delylah ? Ou est-ce qu’elle devait retourner à sa condition d’esclave ? Elle attendait la réponse, fébrile, muette et immobile…

Véritablement touchée d’entendre que son amie ferait son possible pour la protéger, Dovna avait senti son coeur s’émouvoir de quelques émotions vibrantes, qui l’eut fait sourire avec une tendresse inouïe. Il y avait tant de générosité et de bonté en Delylah, comment son mari pouvait-il se comporter ainsi avec elle ? Peut-être finirait-il par l’aimer… Par la choyer et la respecter. Cela semblait illusoire, mais la blonde essayait de se rassurer sur le destin que serait celui de la jeune mariée : déposant un instant sa main sur la sienne, elle l’avait remerciée d’un sourire suave avant de reprendre sa couture, sans rien ajouter de plus.

Mais ce moment de quiétude, ô combien précieux, fut tout à coup troublé par des poings violents frappant contre la porte, faisant sursauter les deux jeunes filles qui discutaient paisiblement ; elles avaient pali ensemble, mais seule l’une des deux s’était levée de sa chaise pour aller ouvrir. L’autre, restée près de la cheminée en tenant son aiguille et son pan de robe brodée, avait les yeux écarquillés et la bouche entrouverte, semblant craindre qu’on vienne l’achever : la scène qui se déroula sous ses yeux la fit trembler de la tête aux yeux, mais elle fut considérablement impressionnée par l’aplomb avec lequel Delylah répondait au fer-né… Lorsqu’il fut sorti, la blonde avait même haussé ses sourcils tout en envoyant un sourire presque euphorique à sa comparse, enviant sa force de caractère et son courage. Elle, osait à peine les regarder dans les yeux…

« Bien sûr. Avec plaisir. »

Admirative de son amie, Dovna s’était levée de sa chaise et avait correctement replacé les deux assises avant de se tourner vers Delylah, qui l’attendait déjà devant son boudoir ; n’ayant jamais été dame de compagnie, Dovna avait quelques hésitations et gestes maladroits mais elle s’était appliquée à démêler d’abord la belle chevelure de l’épouse contrainte, prenant soin de ne pas les casser.

« Vous ne m’imposez rien, au contraire… Je suis honorée de votre amitié et de votre confiance. »

Pauvre Jeffroy… Assurément, il ne méritait pas d’être traité ainsi, personne ne le méritait… Pressant ses lèvres l’une contre l’autre, faisant de son mieux pour chasser ces pensées de son esprit, elle avait esquissé un faible sourire tout en nouant les cheveux de la demoiselle en un chignon élégant, qui mettait en valeurs son visage. Dire qu’elle se faisait belle pour aller à la table du tyran…

« Ils ne pourront jamais vous enlever qui vous êtes, Delylah. Vous êtes une Mallister, quoi qu’ils en disent. Même sans ce collier. »

Déposant un regard bienveillant sur la jolie brune, et lui adressant un sourire qui se voulait rassurer, elle lui avait dit, d’une voix un peu plus joyeuse pour l’égayer un brin :

« Qu’est-ce que vous pensez de cette coiffure, alors ? »