Depuis la mort de plus de la moitié de la famille Frey, les Jumeaux étaient... Différents. Plus sereins, plus sûrs, plus organisés. Il n'y avait aucun mendiant dans la rue, aucune ordure par terre, les clients n'étaient pas nombreux aux étales marchandes et pourtant personne ne semblait mourir de faim, et le sol était foulé par des patrouilles de soldats qui, sans paraître menaçantes aux yeux des civils, représentaient bien la force armée des Jumeaux. Alors forcément, une gamine perdue, un peu sale, qui racontait des histoires rocambolesques et qui disait s'appeler River... La patrouille l'embarqua. Pas pour la foutre dehors, pas pour jouer avec son corps de toute jeune femme, pas pour la torturer et vérifier que c'était une espionne, mais pour l'emmener dans la tour où vivait Mahlah. Elle ne pouvait pas tout le temps prendre la responsabilité de s'occuper de tous les gamins perdus de ses rues, mais quand elle le pouvait Mahlah faisait encore preuve de charité au sein même de sa propre demeure. Elle aurait pu ne jamais se montrer et laisser les gardes s'occuper de l'adolescente, mais ils lui avaient bien entendu dévoilé son nom et Mahlah n'avait pas résisté à la tentation.

Dolvan fila de la pièce de lecture dans laquelle il était avec sa mère avant que le garde n'eut terminé son petit rapport, et Mahlah soupira légèrement. Elle se leva, reposant le livre qu'elle tenait dans ses mains, et congédia l'homme. Elle quitta la bibliothèque et se dirigea vers la salle à manger, mais elle n'avait pas atteint le bout du couloir que Dolvan revenait en courant. « Elle mange ! » « Je sais. Retourne dans la bibliothèque. » « Mais... » « Obéis. » Le garçon gonfla ses joues. « Tu reviens, après ? » « Oui. » Dolvan afficha un grand sourire et repartit se plonger dans les livres, impatient que sa mère revienne.

Mahlah ouvrit les deux portes qui séparaient le couloir de la salle à manger et passa entre elles, tandis qu'elles se refermaient dans son dos. Elle avait abandonné les pantalons en même temps que les bois, mais elle était loin de ressembler à ce qu'on attendait d'une lady convenable de son rang. Les cheveux détachés, un large chemisier blanc serré à la taille par un demi corset en cuir et une jupe bleue foncée qui masquait ses pieds, au mieux elle ressemblait à une bourgeoise de la campagne, au pire à... Une servante ? Tandis qu'elle approchait, son regard balayait la gamine assise là. Elle s'arrêta près de la table, de l'autre côté de Roslin, et un sourire se dessina enfin sur son visage aux traits doux. Elle ne dit rien, toutefois, poursuivant sa petite observation en penchant légèrement la tête sur le côté dans une mimique identique à celle d'un certain fer-né, puis son sourire s'étira. « Bonjour Roslin. » Sa voix, caressante, était aussi douce que le reste de son apparence. Et malgré ça, elle dégageait un charisme incroyable, une autorité naturelle qui défiait quiconque de lui dire non. Mais pour l'instant, elle n'avait rien à demander à la gamine. Elle se glissa sur la chaise en face de Roslin, croisant les bras sur la table pour s'y appuyer légèrement. « Je te souhaite la bienvenue aux Jumeaux. Je suis lady Mahlah Frey, mais tu peux m'appeler juste Mahlah. La soupe est bonne ? » s'enquit elle sans vraiment en avoir quelque chose à faire. « Peux-tu me dire ce que tu fais aussi loin de chez toi ? Ton père doit s'inquiéter... » Forcément, en revenant à la gérance des Jumeaux Mahlah avait dû mettre ses connaissances des fiefs voisins à jour, mais dorénavant elle connaissait tout ce qu'il fallait savoir sur les maisons de Westeros.

Touchée. La gestuelle devenait agitée, nerveuse. La gamine avait détourné le regard, elle remuait, secouait les jambes. Et elle ne tenta pas de mentir, visiblement. Tant mieux, Mahlah n'avait ni l'envie ni le temps de jouer aux devinettes. La fille d'un seigneur voisin était chez elle, et il suffisait d'un rien pour qu'on pense bêtement à un enlèvement ou une quelconque connerie du genre. D'autant plus si des harpies telles que cette fameuse dame Mallister s'amusaient à piailler sur tous les toits. Mahlah fronça les sourcils mais la laissa poursuivre. Cette petite avait beaucoup de choses à dire sans qu'on ait besoin de lui extirper les vers du nez, ne restait plus qu'à poser les bonnes questions sans l'oppresser. Une tâche qui s'avérait difficile étant donné à quel point on lui avait pourri la tête.

Les yeux gris de Mahlah se posèrent sur le petit lapin, qu'elle sembla seulement remarquer, et son visage laissa place à l'étonnement. Elle tourna à nouveau la tête vers Roslin, qui faisait déjà les présentation, et pendant une seconde la dame des Jumeaux resta perplexe. Il lui semblait que la fille de Samwell n'était pas si jeune, et pourtant à cet instant précis, elle paraissait être une enfant. Mahlah secoua légèrement la tête, comme pour effacer les pensées parasites qui troublaient un peu sa réflexion, puis se recentra sur le véritable problème. Une fugueuse, bâtarde certes, mais noble tout de même, avait atterri chez elle après une longue vadrouille dans la nature parce qu'elle cherchait sa mère marchande itinérante sur un continent de quelques 17 millions de km carrés tout ça à cause d'une lady aigrie qui lui montait la tête. Le résumé était aussi improbable que saugrenu. « Roslin... Je ne connais pas la relation que tu as avec ton père. Mais ce que te dit cette femme m'a tout l'air d'être de la haine pure. » Elle passa le bout de sa langue sur ses lèvres. « Sache que dans ce monde, un homme prenant la peine de reconnaître son enfant, fille qui plus est, né hors mariage, est quelqu'un qui, à priori, y tient un minimum ou au moins est prêt à l'assumer. Il est si terrible que ça ? De ton point de vue, ne pense pas à dame Mallister, laisse juste parler tes sentiments, ce que tu ressens. » Le terrain était glissant, susceptible de rendre la gamine muette si elle se renfrognait, mais Mahlah ne pouvait pas juste la renvoyer chez elle si le seigneur Tully s'avérait être un monstre. « Je ne sais pas si tu te rends compte de la chance que tu as d'être arrivée jusqu'ici vivante. Les routes regorgent de bandits, de loups, parfois même juste de citoyens que le jour fait paraître honnêtes et qui laissent leurs sombres désirs s'emparer d'eux quand personne ne les regarde. » Elle croisa les bras sur la table, adoptant bien malgré elle un air beaucoup plus maternel. Elle n'imaginait même pas son fils seul, dehors, à la merci de tous. « Comment as-tu pu te convaincre que tu réussirais à retrouver ta mère sur un continent aussi vaste que Westeros... ? » Sa question n'avait rien d'agressif, de condescendant ou de moqueur, elle était juste inquiète. Profondément inquiète.

Quelle mégère. Des insultes, des coups, de maltraitance psychologique. C'était le lot qui allait avec tous ceux qui portaient un nom de batard, mais tout de même. Ils ne pouvaient déjà prétendre à rien, à quoi bon les torturer ? D'autant plus qu'il ne s'agissait pas là d'un enfant légitime de lord Tully ou de sa femme, mais d'une vieille aigrie qui n'avait pas à donner son avis. Probablement jalouse de la jeunesse et de la beauté de Roslin, voir de l'amour que Samwell semblait porter à sa fille. « Tu as toute légitimité d'être là. Ce n'est pas elle qui gère le domaine mais ton père. Ton père qui, d'après ce que tu me dis, tient à toi. Loin de moi l'idée de m'imposer dans tes histoires de famille, mais tu devrais lui en parler. » Mahlah s'était renfoncée dans son siège d'un air nonchalant, une position clairement indigne d'une lady, mais qui ici oserait lui en faire la remarque ? Elle était chez elle, et elle avait passé plus de temps comme une esclave que comme une dame. Une vie qui s'apparentait plus à la survie qu'autre chose. La mère de Roslin ne devait pas être bien différente si elle vivait sur les routes. Au mieux elle tenait son rôle de femme devant le public, mais en privé... « Tu es seule, et à pieds. » trancha Mahlah. « Quant bien même tu retracerais sa trajectoire habituelle, elle irait plus vite que toi et tu finirais égorgée dans un bois avant de pouvoir te rapprocher. » C'était violent, mais bien moins que la réalité. Mahlah avait été gentille en ne mentionnant que la mort, parce qu'elle avait bien conscience que c'était le mieux qui pouvait lui arrivait si elle tombait entre des mains mal intentionnées. Cette pauvre gamine ne savait pas tout ce qui se passait dehors, tout ce qu'elle risquait. Il fallait qu'elle réalise. Mais était-ce le rôle de la dame des Jumeaux de lui apprendre tout ça ? Mahlah soupira doucement et se leva, faisant le tour de la table pour venir s'asseoir près de l'adolescente. Elle glissa son regard sur elle, puis le releva pour confronter son regard. « Tu es une femme, ta taille est marquée, ta poitrine naissante, je dirais même vu ton âge que tu as probablement déjà saignée. La mort n'est pas le pire qui puisse t'arriver, parfois elle n'arrive même jamais, au profit d'une agonie bien plus violente. » Elle regarda le lapin pendant quelques secondes, puis tendit lentement la main pour s'assurer qu'il n'allait pas la mordre, avant de le caresser doucement. « Je pense honnêtement que tu devrais rentrer chez toi. Je ne peux pas te retenir de force ici, bien que ton père risque probablement de me déclarer la guerre s'il apprend que j'ai eu sa fille en sécurité et que je l'ai laissé filer, mais j'aimerais autant que tu restes. C'est ton choix... Tu es seule maîtresse de ce que tu en fais, même si les choses paraissent impossibles. Néanmoins je peux te jurer qu'à ce rythme là tu vas finir sur un marché noir, et là tu auras vraiment tout perdu. » Elle retira sa main et releva les yeux vers Roslin. « Reste ici tant que tu le désires. Quand tu seras prête à repartir, j'écrirai à ton père pour le tenir informé et je déploierai une garde pour te raccompagner. En attendant... Dolvan sera ravis de jouer avec toi. » Un fin sourire se dessina sur ses lèvres, apaisé, serein.

Rien de moral n'était facile en ce monde. Tout était facilité pour la mort, les viols, les trahisons, mais rien ne venait éclairer le chemin de la bonté, de la loyauté et de la justice. Mahlah comprenait le désarroi de la gamine, elle aurait voulu prendre une partie de sa peine et la lui retirer, mais... « Je sais. Et ça ne deviendra pas plus facile en grandissant. Mais tu verras que si tu t'imposes, les gens s'écarteront naturellement sur ton chemin. Certains voudront résister, surtout que tu es une femme, mais... Ils ne sont pas habitués à ce qu'on leur tienne tête. Profite de cette seconde de stupeur pour te faufiler dans la brèche, et je te promet qu'un jour tu te sentiras assez confiante pour ne plus te laisser faire. » Surtout que personne n'était éternel, la vieille chouette y compris, bientôt elle partirait et Roslin aurait toute liberté de retrouver son indépendance. C'était juste triste si elle attendait jusque là.

Au moins avait elle conscience des risques qu'elle prenait sur la route. A pieds ou à poney, c'était la même chose. Son petit canasson n'allait certainement pas courir assez vite s'il fallait fuir des bandits entraînés à la traque. Alors oui, tout ça c'était si elle avait de la chance. Le sourire serein de Mahlah se changea en petit rictus un peu moqueur. « Douze ans c'est un âge tout à fait probable pour avoir ses menstruations. » souligna-t-elle. Les siennes étaient arrivées dans ses eaux là, et heureusement quelque part parce que l'année d'après elle se retrouvait esclave chez les Salfalaise. « Prépare toi. Ca te tombera dessus du jour au lendemain, que tu t'y attendes ou pas. C'est mieux si tu les accueilles en toute connaissance de cause. Je sais que 12 ans te paraît encore jeune, mais tu es entrée dans la période où elles peuvent survenir à tout moment. » Le sourire de Mahlah s'évanouit bien vite aux confessions de Roslin. Ca aussi, elle pouvait comprendre. Ne pas se sentir à sa place quelque part, se sentir de trop, ou pas assez, ne plus savoir sur quel pied danser. Elle lui aurait bien dit d'arrêter ses bêtises et de rester en sécurité en profitant de la chaleur et de la nourriture que son rang de "bâtarde gênante et stupide" lui conférait, que d'autres n'avaient pas cette chance et préférerait les coups de ceinture à la famine, mais ce n'était pas dans l'esprit de Mahlah de penser comme ça. Ce n'était pas non plus en accord avec les objectifs du Quetzal. Accepter de souffrir pour un confort de vie ne faisait pas parti de sa vision des choses. « Alors la prochaine fois, fais le bien. » Elle releva un peu la tête, se redressa sur son siège et balaya une fois de plus le corps de la gamine. « Enfile un pantalon, vole de l'argent, des objets de valeur faciles à dissimuler et à revendre, prends une carte, un vrai cheval, des armes, et des subterfuges pour brouiller les pistes. Si tu le peux, ne pars pas seule. Et évite les bois. La route est plus longue quand on les contourne, mais aussi moins périlleuse. » Un nouveau sourire se dessina sur ses lèvres. « Si tu répètes à ton père ce que je viens de te dire, je nierai. »

Elle se leva finalement, pour approcher du bout de la table, où était posé un plateau avec verres et pichet de vin. Elle se servit un verre. « Tu ne m'embarrasses pas. Tu es la bienvenue ici. » Elle but une gorgée, regardant le mur d'en face avec un certain mystère. « Les Jumeaux accueillent toute âme perdue cherchant une sécurité. » Toute âme susceptible de servir les intérêts du Quetzal, et donc les intérêts des plus démunis. Elle se tourna vers Roslin, gardant son verre de vin à la main. « C'est mon fils. Il est encore jeune, il tient difficilement en place et a un caractère bien trempé mais il est gentil, et respectueux. » Un petit haussement de sourcil amusé, et elle porta à nouveau la coupe à ses lèvres. « Non, mais tu peux lui apprendre. » Elle fit un petit signe de tête vers la porte qui menait là où Dolvan avait fui. « Il est dans la bibliothèque, tu peux l'y rejoindre si tu le souhaites. Je vais te faire préparer une chambre. Tu es ici chez toi. »

Les yeux rivés sur les gestes de Roslin, Dolvan se montrait attentif à la leçon. Il avait déjà commencé les exercices de combat, Edwin mettait un point d'honneur à le faire évoluer jour après jour afin qu'il sache se défendre au mieux à l'avenir, mais il n'avait jamais touché une fronde. Pas que ce soit considéré comme nul ou inutile, mais ça ne faisait tout simplement pas partie des compétences de celui qui avait longtemps rêvé devenir chevalier. La pierre s'envola d'un coup, allant frapper assez brutalement la cible pour y laisser une marque, et Dolvan étira un sourire. Il aimait bien cette arme. D'aucuns diraient que c'était une arme de gosse, ou de femme, mais Dolvan n'avait pas cette culture sexiste. Elevé par sa mère, elle lui avait inculqué le respect et l'égalité des femmes, tout en s'assurant qu'il apprenne à faire semblant de les mépriser quand le moment était adéquat. Il était encore jeune, il avait beaucoup à apprendre, mais il était intelligent, avide de connaissances, épris de justice, très bien accompagné. Elle ne s'inquiétait pas pour son avenir. Alors quand Roslin tendit la fronde vers lui, il la prit sans hésiter. Il cala un projectile dans la petite lanière de cuir et tenta d'adopter au mieux la même position que sa nouvelle amie, se concentra, et relâcha ses doigts. La pierre vola, alla frapper la cible bien trop haut, en dehors des cercles d'indication peints, mais au moins elle la toucha. Dolvan rabaissa son arme et ouvrit la bouche, lui-même choqué d'avoir réussi. « T'as vu ça ?! » Il se tourna vers Roslin mais son regard se perdit un peu plus loin. « Mère ? » Un fin sourire était dessiné sur les lèvres de Mahlah, qui regardait la scène depuis quelques minutes déjà. « Tu t'es bien débrouillé, je suis sûre qu'avec un peu d'entraînement tu arriveras à faire encore mieux. » Dolvan sourit fièrement et rendit sa fronde à Roslin. « Elle peut rester encore ? » Le sourire de Mahlah s'effaça doucement, tandis qu'elle posait ses yeux gris sur la jeune fille. « C'est à elle de choisir. Roslin, j'ai quelque chose à te dire. Peux-tu venir avec moi ? » « Et moi ? » Mahlah sembla hésiter une seconde, et décida que c'était à la principale concernée de choisir. « Ce que j'ai à te dire te concerne personnellement et est très important. Je te laisse décider si la présence de Dolvan te gêne ou non. » Suite à sa décision, elle l'emmena dans ce qui semblait être l'équivalant d'un bureau. Une multitude de parchemins jonchait une grosse table, mais ce n'était rien qui concernait la demoiselle. Mahlah tira une chaise pour que Roslin puisse s'installer et alla de l'autre côté pour s'installer sur un fauteuil un peu plus confortable. « Comment te sens-tu aujourd'hui ? Te plais tu aux Jumeaux ? » L'information était parvenue à Mahlah depuis une heure déjà, et elle avait retourné l'annonce dans tous les sens dans sa tête, elle avait été incapable de trouver la formulation la plus adéquate. Elle ne savait pas comment préserver Roslin, comment lui éviter le maximum de peine, elle serait touchée de toute façon. Alors elle n'avait plus qu'à se lancer, mais d'abord elle avait besoin de prendre la température de son humeur, de s'assurer qu'elle ne fuguerait pas sous l'émotion.

« J'aime bien les chats roux, ce sont les plus jolis. » Un petit sourire innocent, taquin, et Dolvan retourna à ses occupations le temps que les deux femmes aillent discuter.

La mort avait une place particulière dans l'esprit de Mahlah. Confrontée à cette dernière tous les jours, responsables de celles qui pourraient arriver au sein de ses troupes, que ce soit celles des Jumeaux ou celles du Quetzal, la jeune femme l'appréhendait autant qu'elle l'attendait. Inévitable, puissante, gage de paix intérieure aussi, cycle naturel de la vie... Mais comment expliquer que la mort avait emporté sa mère à une gamine de 12 ans qui la cherchait désespérément ? Il était agréable d'entendre qu'elle allait bien, qu'elle se plaisait ici, Mahlah avait l'impression qu'elle n'allait pas ajouter un poids en plus sur ses malheurs. Ou du moins qu'il pouvait être légèrement atténué par le contraste de ces derniers jours. Ce serait déchirant, probablement, mais pas comme une torture infligée volontairement. C'était tout ce qu'elle trouvait pour se consoler des mots qu'elle allait dire. « Ton père a répondu, et il est soulagé que tu ailles bien. Il sera heureux de te revoir. Ce n'est pas pour ça que je t'ai fait demander. » Les mains posées sur sa jupe, Mahlah triturait légèrement ses ongles, dépitée de ne pas savoir quels mots justes utiliser pour ce type de situation. Des mots qui n'existaient pas. « Ta mère a rejoint... » Les Sept ? Le dieu Noyé ? Le mélange dans la tête de Mahlah n'était jamais très clair. « ... ses ancêtres. » Pas trouvé mieux. Et elle n'avait pas envie de lui donner de fausse joie, alors bien que ce soit brutal, elle avait préféré tourner l'annonce dans ce sens là. « J'ai envoyé des personnes la chercher, et ils ont retrouvé sa caravane. Je suis désolée... » Pourquoi sentait-elle autant de tristesse en elle ? Elle ne la connaissait pas cette gamine, ce n'était pas son problème les deuils qu'elle devrait gérer dans sa vie. Pourquoi ? « Nous avons rapatrié son corps aux Jumeaux. Je te déconseille d'aller le voir, il n'est pas dans un état... correct. Mais le choix t'appartient. Et nous lui donnerons les obsèques que tu désireras. »

Pendant une seconde, Mahlah réalisa que ce serait probablement le premier corps mort que verrait peut-être Roslin. Elle doutait qu'elle en ait déjà vu, mais peut-être se trompait-elle ? La réaction de la gamine fut aussi prévisible que normale et Mahlah n'eut aucune réaction en la voyant pleurer. Elle ne pourrait ni la consoler ni la raisonner. Il n'y avait pas de règles face à ce genre de tristesse. « Je veux la voir… » La dame des Jumeaux ne répondit rien, elle lui avait laissé le choix, elle l'avait décidé. « Il faut… que je la vois… pour… lui dire au revoir… Elle… priait les sept… » Mahlah hocha doucement de la tête. « Alors nous l'inhumerons et opérerons les rites nécessaires pour que son voyage vers le Père se fasse dans les meilleures conditions. » Elle se leva, fit le tour de la table et tendit doucement sa main vers Roslin dans un geste naturellement maternel. Puis elle la guida jusqu'à la morgue. Les Soeurs du Silence allaient avoir beaucoup de travail pour ce corps qui avait déjà eu le temps de pourrir un peu, mais en principe l'ordre que Mahlah avait donné -de virer tout asticot ou autre insecte répugnant- devait avoir été exécuté. C'était tout ce qu'elle pouvait faire en attendant le démarrage du rite funéraire. Elle demanda à Roslin d'attendre devant la porte, entra une minute seule, puis revint chercher la jeune femme. Elle l'avait déjà prévenu, inutile de lui rappeler que ce qu'elle allait voir ne serait pas beau, alors elle la laissa découvrir sa mère par elle-même. Rien n'avait été touché, alors tout était parfaitement simple à deviner. La jupe avait été déchirée sommairement, un peu de sang avait coulé sur ses jambes, et sa gorge avait été tranchée en dessous d'une bouche restée ouverte sur ce qui devait probablement être un dernier cri d'effroi. Ses yeux étaient fermés. Elle ne possédait aucun bijou, aucune babiole dans ses cheveux ou ses vêtements. Mahlah s'adossa au mur de la salle, silencieusement, laissant à Roslin le temps de réaliser.

L'horreur des Hommes était infiniment plus cruelle que celle des Dieux. Mahlah avait perdu son innocence depuis bien longtemps et s'était elle-même salie les mains, mais qu'est-ce que ça changeait ? Elle n'était même pas sûre de la divinité qui s'occuperait de son sort une fois la mort venue. Elle était née sous la tutelle des Sept mais avait grandi auprès du Dieu Noyé, rien n'était vraiment sûr dans sa tête et elle avait pris le parti de tous leur donner le respect qu'ils méritaient, sans distinction. Toutefois il fallait bien avouer que quand elle assistait à ce genre de scène, impuissante, le Dieu Noyé prenait l'ascendant sur toutes ses croyances. C'était tout juste si elle ne ressentait pas la douleur de cette enfant qui confrontait sa mère, en sale état. Elle pouvait clairement imaginer ce que ça faisait tout simplement parce qu'elle s'était préparée pendant longtemps à retrouver, un jour ou l'autre, Laura ou Edwin dans la même condition. Son coeur serait brisé en tellement de milliers de morceaux qu'elle ne savait pas si elle serait capable de les recoller. Alors non, elle n'était pas à la place de Roslin, mais oui, elle pouvait ressentir la souffrance de la gamine dans ses entrailles.

Telle une ombre, Mahlah avait adopté un coin de la pièce et disparu, laissant à l'enfant le temps nécessaire pour reconnaître le corps, encaisser, et réagir. Et la réaction ne fut clairement pas bonne, mais ça elle s'en doutait. Une fois Roslin dehors, Mahlah agrippa un drap pour couvrir le corps et lui rendre un peu d'intimité, puis elle sortit. Elle approcha doucement de Roslin, attrapa quelques mèches de cheveux rebelles pour les reposer en arrière et leur éviter une douche de vomis, et posa son autre main sur le dos de la gamine. « Je suis désolée Roslin. Il n'y a rien que je puisse faire pour te rendre ta mère, mais sache qu'on cherchera les coupables et que tu seras toujours la bienvenue ici. En attendant, tu as besoin de te reposer. » Elle fit signe à une servante qui était dans le coin, et cette dernière prit soin d'accompagner Roslin jusque dans ses appartements, mais ne la laissa pas seule. Jusqu'à son départ, son travail serait de s'occuper de cette invitée mystère que Dolvan appréciait tant.